On a tous un banc, un arbre, une rue…par Françoise Congar

On a tous un banc, un arbre, une rue…

Lila n’était pas revenue à Beyrouth depuis trois ans. La ville lui semblait aujourd’hui plus grande mais plus obscure que dans ses souvenirs. La thérapie qu’elle avait suivie les derniers mois l’avait aidée à faire le voyage. Le bruit de l’explosion et le chaos qui avait suivi venaient encore endolorir son âme. Mais elle pouvait maintenant faire défiler les images sanglantes sans hurler et se débattre. Le traumatisme restait tatoué dans ses pensées et dans ses pas, mais depuis quelques semaines, elle réussissait à convoquer ses morts et à les bercer dans une sorte d’apaisement. Son errance l’amena à proximité du port en direction de ses souvenirs floutés. Lila portait ce matin une jolie robe à grandes fleurs rouges qui tranchait avec le gris poussiéreux des gravats qui semaient de part en part leur désolation. La reconstruction de Beyrouth s’était faite dans la lenteur de l’argent mal distribué et elle avait suivi, de la France où elle résidait alors, ces conflits d’intérêts et la peine de ce pays qui mettait du temps à se rebâtir. Lila était toute gratitude envers sa tante qui l’avait accueillie mais au bout de trois années, elle se sentait encore anéantie par le drame. Elle se sentait seule, déracinée, ni tout à fait de là-bas, ni vraiment d’ici. Elle cherchait et se cherchait. Ses souvenirs du Liban étaient flous, elle n’était même pas sûre qu’ils aient existé. Peut- être s’était-elle construit des souvenirs de toutes pièces en s’inventant une enfance heureuse ? Il n’y avait plus personne pour confirmer ou infirmer ses sensations. Un cri dans la rue la tira de sa rêverie et elle vit, en une seconde, l’éclair de ses deux frères s’empoigner et se courser dans la joie de leur gémellité. Elle se remémorait ce dimanche funeste, le jour de l’anniversaire de sa grand-mère. Sa mère et ses deux petits frères s’étaient installés dans le salon pour boire une citronnade, elle avait préféré s’asseoir sur son banc préféré et ouvrir le livre d’Amin Maalouf qu’elle relisait pour la deuxième fois. Elle entendait les éclats de voix de sa famille et elle avait pensé qu’elle était heureuse dans une famille aimante et soutenante.

Mais aujourd’hui elle était hébétée, se demandant si les longs dimanches de fêtes familiales avaient existé. Elle ne savait pas si dans ce terrain rendu à la nature et aux chats errants, elle pourrait y trouver les traces des fondations de la maison, le carré d’herbe qu’elle avait foulé enfant. « Un petit morceau d’une branche morte tomba sur sa robe, elle leva les yeux: il venait du platane. Elle s’approcha du gros arbre à la peau lisse et pâle et le caressa de la main comme une bête. Son pied heurta dans l’herbe un morceau de bois pourri. C’était le dernier fragment du banc où elle s’était assise si souvent avec tous les siens. »

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