Elle ignorait depuis combien de temps elle se trouvait là, assise sur une marche de l’escalier en bois qui coupait la bibliothèque en deux. Elle s’était laissée enfermer ce soir, déjouant l’attention des employés qui effectuaient un dernier tour pour inspecter les lieux avant de les rendre à la nuit. Elle s’en irai furtivement un peu avant leur arrivée demain matin par la porte dérobée dont plus personne à sa connaissance ne connaissait l’existence. Son grand-père lui avait révélé ce secret le jour de ses dix ans. Il était l’un des ébénistes qui avaient bâti cette merveille et lui avait montré comment s’échapper vers un souterrain creusé lors de la dernière guerre et qui avait sauvé tant de vies. Il suffisait d’appuyer la main sur la tranche du Grand Meaulnes d’Alain Fournier pour que le mur coulisse, ouvrant ainsi la voie vers une destination inconnue.
Son grand père lui disait qu’il ignorait le jour où il mourrait et comment, et qu’il l’avait choisie pour poursuivre le mystère. Cette période était bénie, elle-même ignorant que c’était ça le bonheur.
Depuis la mort du vieil homme elle avait la sensation de porter en elle le mal d’un pays qu’elle n’avait pas encore découvert. Il aurait fallu qu’elle sache comment fonctionne le cerveau. Peut-être aurait elle compris pourquoi son corps lui désobéissait parfois. Son esprit surtout qui refusait de suivre le chemin tracé pour laisser voguer son imagination.
L’impression de n’être jamais là où elle aurait dû être l’habitait en permanence. Elle ne savait pas où conduisait sa route, celle que d’aucun nomme destin.
Elle avait donc décidé de mesurer l’ampleur de son ignorance. Ce temple de la littérature était l’endroit idéal.
Durant six nuits elle resta ainsi à consulter tous les ouvrages, passant de la mécanique à l’histoire des religions, de la navigation à voile à un traité de philosophie. Elle chercha à comprendre l’origine du monde et de la cruauté des hommes.
De temps à autre elle somnolait donnant ainsi à ses yeux brûlants un peu de repos.
Elle attendait que le jour pointe pour se faufiler dans l’étroit passage secret qui débouchait dans la ruelle derrière la boulangerie, et dont les parfums de pain chaud et de croissants embaumaient le petit matin.
Après cet épisode de travail acharné, elle se rendit à l’évidence. Son ignorance était sans fin. Elle avait beaucoup appris, peu mémorisé finalement au regard de toutes ces pages englouties avec gourmandise, et il lui restait toujours bien ancré ce sentiment de ne pas avoir trouvé la finalité de sa présence sur terre.
Et si finalement sa raison d’être se trouvait ici dans cette bibliothèque ? Dès demain elle irait présenter sa candidature, forte de son secret. Elle serait la seule avec tous ces livres qui la regardaient faire à connaître le passage secret qu’un jour peut-être elle confierait à l’enfant qu’elle imaginait être un jour le sien.
Françoise