Aux fruits frais
Ernest avait ses habitudes. Quand il passait un séjour dans le village
de ses ancêtres, il ne ratait jamais le marché du vendredi matin. Tous
les producteurs de la région y étaient réunis et il était sûr d’y trouver
des produits frais et authentiques.
C’est bien pour cette raison qu’il ne comprit pas pourquoi le kilo de
cerises qu’il avait acheté la veille s’était abîmé au point de ne pouvoir
les manger. Les fruits avaient tous pourri pendant la nuit.
Ernest était d’autant plus déçu qu’il voulait les faire goûter à ces petits
enfants qui étaient arrivés avec leurs parents pour passer quelques
jours de vacances. Il se réjouissait tant de leur faire partager le plaisir
qu’il avait eu quand il avait croqué dans un bigarreau que le vendeur
lui avait tendu. Il était immédiatement retourné en enfance quand,
avec ses cousins, il cueillait les cerises sur l’arbre, les engouffrant par
3 ou 4, laissant le jus sucré envahir leur gosier, et recrachant les
noyaux en les éjectant le plus loin possible.
Malheureusement, ce cerisier ne donnait plus de fruits et Ernest avait
été ravi de retrouver le goût des cerises de son enfance.
Il ne comptait pas en rester là. Il retournerait voir le marchand le
vendredi suivant. Il voulait des explications.
Ernest avait décoléré mais il était pressé d’en découdre, il n’avait pas
pour habitude de se laisser marcher sur les pieds.
Arrivé à l’emplacement du vendeur de fruits, Ernest ne vit personne,
la place était vide . Il n’avait pas de doute, il connaissait bien le
marché, il ne s’était pas trompé.
Il eu l’idée d’interroger la marchande de l’étal d’à côté qui vendait des
produits locaux. Elle même était étonnée de l’absence de son voisin.
Ernest se dit que peut être, il avait du changer d’emplacement.
Il décida donc de faire le tour du marché. Pas de vendeur de cerises à
l’horizon .
Il rencontra le placier qu’il connaissait bien, ils étaient ensemble sur
les bancs de l’école. Ce dernier lui dit être surpris de ne pas le voir à
sa place habituelle, il n’avait pas prévenu de son absence.
Ernest se sentit tout à coup trahi . Il s’imaginait que cette histoire était
un coup prémédité, que le vendeur les avait bien eu, lui et les autres.
Il était venu la semaine dernière pour écouler son stock de cerises qui
avaient fait illusion et tous s’étaient bien fait avoir. Il s’était vanté de
les vendre moins cher que le prix acheté, en fait on avait dû lui brader
et il avait fait un sacré bénéfice dessus.
Ernest sentait la colère monter. Il n’abandonnerait pas. Il retrouverait
ce vendeur et il aurait des explications. Il n’était pas du genre à se
laisser abattre , il mènerait son enquête.
Il était sûr d’une chose : ce vendeur ne récoltait pas ses fruits. Il avait
dit clairement à Ernest qu’il avait acheté les cerises. A qui ? Il faudrait
qu’il retrouve le producteur, il remonterait ainsi jusqu’à ce camelot.
Un après-midi ensoleillé, il décida de prendre sa voiture et de faire le
tour des producteurs de cerises de la région environnante.
Il avait comme indice le logo du sac d’emballage : « Aux fruits
frais », ce qui mettait encore plus Ernest en colère.
Après quatre échecs, il retrouva le producteur qui avait vendu les
cerises.
Il ne voulait pas lui expliquer l’affaire comme elle se présentait, après
tout il était aussi fautif. Il fallait ruser.
Ernest lui raconta qu’il avait acheté des cerises chez le vendeur, qu’il
était pressé ce jour là et que dans sa précipitation il avait oublié son
portefeuille sur l’étal. Il lui expliqua qu’il était retourné sur le marché
la semaine d’après et que le vendeur n’y était plus.
Le producteur avait paru soucieux, presque inquiet en écoutant les
péripéties de son interlocuteur.
Ernest avait envie d’en savoir plus. Il ne voulait pas cependant avoir
l’impression de lui tirer les vers du nez.
Alors, il fit diversion en lui demandant s’il vendait des cerises sur son
lieu de production.
L’agriculteur sembla se détendre un peu et alla dans sa remise lui
peser quelques fruits.
Puis Ernest décida qu’il était tant de revenir à la charge : « vous le
connaissez bien ce vendeur ? »
L’homme parut embarrassé : « Euh, oui et non. En fait je l’ai bien
connu quand nous étions plus jeunes, nous avions une vingtaine
d’année et nous faisions parti de la même bande. Puis, il est parti de la
région, je ne sais pas ce qu’il a fait pendant presque 20 ans. Et il est
réapparu il y a environ 1 an. »
« Et jusqu’à lors, il venait régulièrement s’approvisionner chez
vous ? »
« Oui, toutes les semaines. Mais c’est vrai que cette semaine, je ne l’ai
pas vu. »
Ernest pensa qu’il n’obtiendrait pas plus de renseignements. Il
remercia l’homme et repris le volant de sa voiture, plein
d’interrogations.
Plusieurs jours s’écoulèrent. Ernest était préoccupé par cette affaire, il
dormait mal .
Ernest était romancier, il affectait particulièrement les romans
policiers. Il écrivait beaucoup, il vendait peu. Heureusement que sa
femme était issue d’une famille aisée de la région. C’est elle qui faisait
bouillir la marmite.
Ernest était un doux rêveur. Il avait le chic pour transformer une
histoire simple de cerises abîmées en une enquête sur un homme
disparu.
Il fallait qu’il éclaircisse plusieurs points.
Tout d’abord, la réaction du producteur l’avait interpellé. Il semblait
embarrassé quand il parlait du vendeur. Le connaissait-il plus qu’il ne
le disait ?
Puis, la disparition de notre homme qui semblait interpeller les deux
personnes interrogées.
Ernest décida de retourner voir le placier. Il lui en dirait peut être plus .
Robert, le placier, habitait avec sa femme en plein centre du village. Il
était à la retraite et appréciait de faire ce petit boulot chaque semaine
sur le marché . Natif du coin, il connaissait tout le monde et c’était
l’occasion de discuter avec les gens, de prendre des nouvelles des uns
et des autres, ceux qui, comme Ernest, habitaient la ville et ne
revenaient que pour les vacances et ceux qui, comme lui, n’avaient
jamais quitté le village.
« Le petit vendeur ? Il s’appelle Victor. J’ai bien connu ses parents, ils
ont habité le village pendant longtemps, ils étaient de notre
génération.
Ils ont dû partir quand leur fils avait une vingtaine d’années. »
« Comment ça, ils ont dû partir ? » demanda Ernest
« Il y a eu quelque chose de grave qui s’est passé avec leur fils.
L’affaire a été étouffée, on a jamais vraiment su. Mais à l’époque ça a
fait jaser. »
« A ce point là » rétorqua Ernest, les yeux grands ouverts, déjà plongé
dans son futur roman.
« Oui, il était question de trafic de drogue, de fréquentations louches.
C’est pour cela que les parents ont préféré déménager ».
« Et donc, ce fameux Victor est revenu sur les lieux du crime vingt ans
après, c’est bizarre » constata Ernest
« Tu vas vite en besogne, réagit Robert, je n’ai pas parlé de crime »
« Façon de parler » répondit notre romancier.
Ernest avait besoin d’en savoir plus. Ce n’était plus une histoire de
cerises abîmées maintenant, mais bel et bien le sujet d’un nouveau
roman.
« Mais Robert, sais tu quelle est sa vie à ce Victor depuis qu’il est
revenu ? »
« Ecoute, je n’en sais pas plus que toi. Je le vois toutes les semaines
sur le marché. Il vend ses fruits et ne pose pas de problèmes . »
« Est-il marié ? » demanda Ernest
« Je l’ai vu une fois avec une femme qui semblait beaucoup plus jeune
que lui. Elle était venu l’aider. »
Ernest remercia Robert et décida de rentrer chez Lui. Il devait faire le
point sur cette affaire.
Quant il débutait un roman, il avait besoin de s’isoler. Il prenait un
cahier neuf, son stylo préféré et commençait à écrire les premières
informations. Pour l’instant, il avait un personnage principal, le
dénommé Victor, son vendeur de cerises sur qui on ne connaissait pas
grand chose, mise à part un problème dans sa jeunesse. Ce fameux
Victor avait disparu et personne ne savait où il était.
Il y avait quand même le producteur qui intriguait Ernest. Il avait
semblait embarrassé quand Ernest était venu l’interroger. Ne serait-ce
pas une piste à creuser ?
Ernest décida de retourner à la ferme du fournisseur de cerises de
Victor. Il avait d’autres questions à lui poser.
Il gara sa voiture dans la cour. Le lieu semblait désert, pas âme qui
vive.
La dernière fois, des hommes et des femmes étaient occupés à
ramasser les fruits, perchés sur leurs échelles, il n’avait pas eu de mal
à trouver le propriétaire.
Il alla frapper à la porte de la maison qui semblait être le lieu
d’habitation. Une vieille femme, courbée en deux, s’avança
péniblement pour lui ouvrir.
« Bonjour Madame, je cherche le propriétaire des lieux, j’aurais
besoin de lui parler »
La femme parut surprise et en même temps presque apeurée .
Ernest se fit la réflexion que c’était plutôt bon pour son roman.
« Bonjour Monsieur, bredouilla t-elle, que lui voulez vous ? »
« Rien de grave, madame, lui répondit Ernest, comme pour la rassurer,
je voulais juste lui poser quelques questions sur un homme qui
s’approvisionne chez lui. Vous le connaissez peut être, il s’appelle
Victor ? »
A l’énoncé du prénom, la pauvre dame blêmit . A tel point qu’Ernest
pensa qu’elle allait avoir un malaise.
« Vous êtes de la police, Monsieur ?lui répondit-elle »
Ernest se pâmait. Décidément tout semblait réuni pour démarrer un
nouveau roman. En l’espace d’une seconde, son esprit était partie
vagabonder, imaginant déjà une histoire sordide, pourquoi pas un
meurtre, un homme disparu depuis une semaine.
Il fallait qu’il réponde, la dame devant lui, n’allait vraiment pas bien.
« Non, Madame, pas d’inquiétude, je ne suis qu’un client. »
Le lendemain matin, Ernest s’était levé du bon pied, il sentait qu’une
bonne journée se préparait. Il avait rêvé toute la nuit de son futur
roman. Il avait plein d’idées et avait hâte de se mettre à son bureau
pour remplir ses pages blanches.
Il s’était installé sur la terrasse, le soleil se levait doucement, une belle
journée d’été se préparait.
Comme tous les matins, il s’était servi un bon bol de café fumant.
Comme tous les matins, il avait posé le journal de la région devant lui
et s’apprêtait le le lire.
En première page figuraient les photos de Victor et du producteur de
cerises. Le titre indiquait :
« Gros coup de filet dans la région. Arrestation hier de deux
trafiquants de drogue. »