Le marchand de cerises d’Yves Thomazo

Le marchand de cerises.

Malgré ce léger vent frais qui nous vient de l’océan, il fait bon flâner sur ce modeste marché dominical installé face à la mer. En contre-bas, le chemin côtier mène les promeneurs vers le port abrité par la digue. Et au bout de cette digue, le phare qui émerge d’un nid de roches donne à ce site un visage de carte postale.

Pour moi qui demeure ici, ce décor est si familier que je n’y prête plus qu’une attention épisodique. Surtout lors des fortes marées ou lorsque des coups de vent déchaînent tellement la mer qu’elle nous crache ses gouttes d’embruns et ses flocons de poudrin.

Ce matin, alors que j’attends mon tour devant l’étal du marchand de fruits et légumes, c’est la vacancière qui me succède dans la file d’attente qui me fait l’éloge des lieux en pointant ma chance d’habiter dans un tel écrin de nature.

On s’habitue à tout et il faut de temps à autre ce genre de rappel pour savourer les privilèges ordinaires.

De l’autre côté des tréteaux, le marchand, aidé de deux jeunes personnes, s’affaire à servir ses clients et à déclamer ses promotions.

Il vante la qualité des abricots primeurs, venus tout droit de Provence, dit-il. Je n’ai pas prévu d’en acheter. J’attendrai la pleine saison, car ils seront probablement moins chers. Malgré tout, je me laisse attendrir sur leur aspect vraiment appétissant. Et puis, je sais que je ferai plaisir en rentrant à la maison.

– Mais moi, Monsieur, ce qui m’importe ce sont les bigarreaux, dis-je au vendeur. C’est la pleine saison n’est ce pas ?

– Tout à fait, c’est le moment d’en profiter. Tenez, Émeline, faites goûter à Monsieur ! vous allez le constater vous-même  : la chair, c’est le petit Jésus en culotte de velours !

Émeline, la jeune fille qui l’assiste, me tend une assiette réservée à la dégustation.

La peau brillante des fruits, leur couleur : du rouge au jaune pâle, en passant par l’orangé, ne me mettent pas seulement l’eau à la bouche, elle me plonge dans un bain de souvenirs.

Ceux de mon enfance passée dans les pays de Loire.

Je me souviens de ces premières joies de l’arrivée printanière quand les cerisiers fleurissaient de tous leurs éclats de promesses blanches et roses. Je me souviens des premières cueillettes en compagnie de mon grand-père, sur les barreaux des échelles. Et plus tard sous les voûtes tombantes des branches surchargées de bouquets de fruits, éclatants de leurs chair et de leurs couleurs.

Ce n’était pas une cueillette, c’était une cérémonie. Que dis-je ?, c’était un culte solennel orchestré au petit matin par mon chambellan de grand-père, auprès duquel je gagnais plus de fierté à l’accompagner que j’en mettais comme enfant de chœur à la messe du dimanche.

Car je me rendais compte de tout le bonheur que ces moments lui apportaient à lui aussi.

De fait, devant cette assiette de dégustation, ce sont surtout ces souvenirs que je trouvais tellement délicieux. Probablement que cela se voyait et que mon visage rayonnant de cet instant devait avoir quelque chose de communicatif.

– Je goutterais bien, moi aussi, dit la dame en s’adressant à Émeline.

– Oui, bien sûr Madame, profitez, profitez ! Enchaîna le marchand. Elles sont sous le prix coûtant aujourd’hui, tellement elles donnent bien en ce moment. Profitez, profitez, ça ne durera pas, c’est cadeau !

– Hum ! Hmm !… elles fondent dans la bouche, s’exclame la dame en s’adressant à moi. Elles sont succulentes.

– Mais bien sûr qu’elles sont succulentes, mes cerises du LOT, Madame. Allez, allez, n’hésitez pas Messieurs dames, écoutez la jolie cliente…, elle a bon goût ! Allez, allez, tout doit disparaître ! Combien je vous en mets, Monsieur ?

– Eh bien, mettez en trois kilos si vous vous voulez bien ? Répondis-je avec empressement.

– C’est parti. Émeline, mettez trois kilos pour le Monsieur, et avec cela ?

– ça sera tout, Merci.

– c’est moi cher Monsieur. A  qui le tour ? Ah oui, c’est à Madame ?

Et pour Madame, qu’est ce qu’il lui faudra à la petite dame ?…

Le stand s’anime, les gens rient, les vendeuses s’émoustillent et les cagettes de fruits diminuent à vue d’œil. Et le contentement du marchand fait plaisir à voir.

Le cabas si gourmandement rempli de son pesant de souvenirs d’enfance, je m’empresse d’aller ranger mes achats sur les clayettes dans la fraîcheur du sous sol de la maison. Non sans, au préalable, manquer l’occasion de faire saliver la famille à la présentatation de ces fruits appétissants.

– Ce serait bien de laisser les abricots ici pour ce midi, ils me font envie, suggère Babeth, mon épouse, en maîtresse de maison avisée. Sinon, je te connais, me dit-elle malicieusement, les cerises ne vont pas survivre à ta gourmandise. Il est préférable de les garder pour les jours à venir. D’ailleurs je me demande si je ne vais pas en mettre en conserves, vu la quantité que tu as achetée, me dit elle. Je m’en occuperai dès demain.

Je me doutais de sa réaction quant au sort des abricots. Comme je me doutais qu’ils m’éviteraient des réflexions sur l’énorme quantité de cerises. Finement joué ! Pensai-je en silence.

Je n’ai même pas eu besoin d’expliquer qu’elles étaient moins chères qu’au super-marché.

Ni, d’ailleurs que les abricots ont coûté « la peau des fesses », tellement Babeth et Emonde les ont dévorés avec délectation. Gorgés de soleil et de jus, ce fut un délice et dois- je l’avouer ? je n’ai pas, moi-même « laissé ma part au chien », comme on dit.

– Et puis, conclut Babeth, on voit bien qu’ils ne sont pas traités, on croirait manger la nature !

– Oui, enchaînai-je, tu vois, on ne s’est pas battus pour rien.

Dommage quand même qu’il ait fallu ce putain de virus, le terrible Covid 19 pour semer la terreur et enfin faire prendre conscience aux « grands de ce monde » que les choses ne pouvaient plus durer en l’état.

Maintenant nous respirons propre, nous mangeons propre … Enfin !… Mais que ce fut long.

Désormais notre petite Edmonde va connaître un monde plus pur. Il était temps, car elle va bientôt avoir quinze ans, il était urgent de lui dégager une route encombrée par les restes de tant de catastrophes à répétition.

Décidemment ce retour de marché avait bon gôut et enrobait l’atmosphère des parfums légers d’un renouveau qui n’en finissait pas de s’installer en ce printemps 2035. C’était comme un air ennivrant, fait de reconnaissance et d’espérance pour ce monde à venir où les combattants pouvaient prendre un repos mérité et vivre désormais leurs désirs les plus naturels et les plus profonds.

Sans s’endormir pour autant ! Pensai-je en ce lundi matin, en remontant, stupéfait, les clayettes de cerises à Babeth. Les fruits étaient tâchés, rabougris, la peau crevée commençait à développer des traces de moisi et une odeur de putréfaction s’échappait des cageots. Une catastrophe. Je n’avais jamais vu cela. Je ne parle pas bien sûr qu’une telle avarie dans les cerises da grand-père aurait pu se poduire : cela lui aurait immédiatement provoqué un malaise cardiaque ! Je ne parle pas, non plus, de mes souvenirs d’enfance, trahis dans leur pureté et leur beauté. Je ne parle même pas de ces années de pollutions et de traitements chimiques ponctuées par les années Covid. Non ce qui arrive me semble bien pire encore !

J’en ai presque honte de montrer les fruits à Babeth.

Est ce « la maladie de la mouche de la cerise » ? sont-ce des champignons fulgurants ? Est-ce une arnaque du producteur, du vendeur ? D’ailleurs pourquoi s’est il vanté de vendre ses cerises à perte, ce marchand ? Ne sait-il pas que c’est illégal ? Et la dame qui me suivait dans la file ? Quel rôle jouait-elle , finalement ?

Autant de questions me sont venues immédiatement à l’esprit en présentant penaudement le tableau à Babeth, elle aussi confondue de gêne.

Certes il ne s’agit que de cerises et ma réaction peut paraître démesurée, mais j’en aurai le coeur net. Il n’est pas possible de revenir en arrière. Non, c’est inacceptable. Il faut se battre, en core et toujours.

J’ai bien fait de conserver le ticket de caisse du marchand. Le numéro de son téléphone est inscrit dessus. J’appelle.

– « il n’y a pas d’abonné au numéro que vous avez demandé »

Bein zut alors ! c’est bizarre.

La mairie me donnera certainement les coordonnées de ce commerçant.

Hélas, pas de réponses.

Ah si ! L’inscription du commerçant n’est qu’en cours d’immatriculation au registre du commerce.

Il me faudra donc plus de patience et attendre le prochain marché de dimanche prochain pour éclaircir cette affaire auprès du marchand de cerises.

Evidemment, je suis aux premières loges en ce beau matin dominical pour l’installation des tentes et des étals des marchands de tous poils. Hélas vers 10 heures, je lève mon siège, car de marchand de fruits et légumes, il n’en est point, l’emplacement reste tristement vide.

Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose me dit, que derrière cette étrange situation, se cache une situation bancale et que commence une enquête peu banale .

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