POURQUOI ?
Jusqu’à ce jour je n’avais entendu d’elle que ces mots : « Que faut-il préparer
pour le dîner ? » Toujours effacée, taciturne, je puis dire que, pendant six
années, elle n’avait pas proféré une parole de plus, du moins en ma présence.
– Voilà, Monsieur… J’ai quelque chose à vous demander, commença-t-elle tout
à coup. Vous feriez bien de sous-louer le petit réduit…
– Quel réduit ?
– Mais celui qui est près de la cuisine. Vous savez bien lequel.
–Pourquoi ? (Fedor Dostoievski « L’Honnête voleur 1848 »)
Jeannette se trouvait prise à son propre piège. Il fallait maintenant qu’elle
aille jusqu’au bout. Elle regrettait presque d’avoir posé la question.
En plus elle l’avait crachotée, à moitié bafouillée, elle aurait mieux fait de
s’abstenir.
Jeannette était une petite bonne femme rondouillarde, cuisinière de métier,
qui avait passé toute sa vie aux fourneaux. Elle adorait ça, plonger le nez dans
les grandes marmites à humer les odeurs de ragoûts, de viandes rôties et de
petits légumes. Elle disait avec humour à qui voulait bien l’entendre : « moi, je
joue du piano toute la journée », sans préciser du piano de cuisson….
Elle ne capitulait jamais, remplaçant au pied levé un ingrédient manquant par
un autre, elle était très inventive. Quant une idée de nouvelle recette jaillissait
que le résultat atteignait le point culminant, elle jubilait.
Jeannette n’était pas d’un tempérament expansif . Plutôt timide, elle n’aimait
pas se faire remarquer. Son défaut de langage, un léger zozotement, avait
toujours créé chez elle un complexe. Pourtant, son défunt mari aimait à lui
dire que ce petit cheveu sur la langue lui donnait du charme.
Le « Pourquoi ? » était resté en suspens.
Elle se sentait chancelée, elle aurait voulu disparaître dans un trou de souris.
Elle farfouillait dans sa poche de tablier pour se donner une contenance. De
prendre ses jambes à son cou la démangeait.
En face, elle remarquait bien que son interlocuteur trépignait. Chez Monsieur,
tous les voyants clignotaient rouge. Son visage était passé à l’écarlate, ses
sourcils s’agitaient anormalement, un début de grimace apparaissait . Sans
réponse proche, elle savait que le stade suivant le ferait osciller de droite à
gauche, puis les yeux se mettraient à loucher, puis la respiration deviendrait
haletante, puis il commencerait à vociférer en twistant d’une manière ridicule
sans pouvoir décolérer. Elle épiait le moindre signe. Elle savait qu’une fois la
machine en marche, il ne pourrait l’arrêter. Elle en frissonnait.
Il fallait gagner du temps, reprendre le cheminement de la réflexion, jongler
avec les mots, serpenter dans les méandres du raisonnement.
Une idée lui vint. Pourquoi ne pas deviser, pourquoi ne pas lui faire miroiter la
réponse tant attendue, pourquoi ne pas différer le moment où, pourquoi ne
pas obliquer pour gagner du temps, pourquoi ne pas radoter, pourquoi ne pas
fureter dans son espace mémoire, pourquoi ne pas vagabonder tout
simplement.
– « Pourquoi ? » était bien la question qui attendait une réponse.
– « Monsieur, je vous dois des explications »
La machine était lancée, pas le moment de partir faire un bivouac ou de se
déplacer en clopinant, il fallait aller droit au but.
Jeannette savait qu’elle ne voulait pas gâcher ces années passées au service
de Monsieur. Elle était heureuse dans son travail, même si, cet homme qui en
imposait de part sa corpulence, n’était pas très causant. Elle lui adressait peu
la parole.
Elle lui était reconnaissante de l’avoir embauchée après la mort de son mari
alors qu’elle n’avait aucun diplôme.
Au début, elle avait tâtonné. Puis, en persévérant, elle avait fait sa place. Elle
pullulait d’idées et parfois même excellait dans son domaine.
Ce n’était pas le moment de tout gâcher en donnant sa démission.
– « Je vous écoute »
Elle répondit en bruissant une phrase quasiment inaudible .
En voyant la tête que fit Monsieur, elle s’empressa de répéter en augmentant
l’intensité de sa voix : « J’avais pensé qu’il aurait été bien de ….. »
Elle ne put terminer sa phrase.
Ironie du sort, elle fut prise d’une crise d’éternuement incontrôlable qui la fit
haleter, s’asphyxier et frétiller de tout son corps.
Monsieur, tellement concentré sur la réponse à venir, avait sursauté.
Elle aurait voulu migrer à l’autre bout du monde, traverser le pacifique à la
nage, voguer sur les mers du sud.
Elle ne trichait pas, il lui était impossible de sortir le moindre mot.
Monsieur, qui croyait au début à une entourloupe, avait commencé par lever
les bras au ciel en signe de protestation, la comédie avait assez duré.
Et puis, il s’était rendu compte que sa cuisinière étouffait réellement, ne
pouvant reprendre son souffle entre deux éternuements.
Il s’était approché d’elle, essayant de la calmer et lui avait conseillé d’aller se
reposer.
Ils remettraient leur discussion au lendemain.