Lila
Jusqu’à ce jour je n’avais entendu d’elle que ces mots : « Que faut-il préparer pour le dîner ? » Toujours effacée, taciturne, je puis dire que, pendant six années, elle n’avait pas proféré une parole de plus, du moins en ma présence.
– Voilà, Monsieur… J’ai quelque chose à vous demander, commença-t-elle tout à coup. Vous feriez bien de sous-louer le petit réduit.
– Quel réduit ?
– Mais celui qui est près de la cuisine. Vous savez bien lequel.
– Pourquoi ? (Fedor Dostoievski « L’Honnête voleur 1848 »)
Alice qui avait pourtant répété ce qu’elle allait lui répondre, se mit à bafouiller. Elle ne s’était pas préparée à ce « pourquoi ? » si brutal mais plutôt à « pour qui ? » Décontenancée, elle prononça la première chose qui lui passa par la tête.
– Et bien, pour gagner un peu d’argent Monsieur !
– Mais enfin Alice ! Je n’ai que faire de l’argent. N’avez-vous pas tout ce qu’il vous faut pour l’entretien de la maison et pour cuisiner vos plats en cuisine ?
Depuis le temps que ça la démangeait, les mots jaillirent comme un éclair :
– Vous ne m’avez pas payée depuis 2 mois Monsieur.
Gabin surpris, sursauta à l’entendant. Comment osait-elle ! Il se mit à vociférer en cheminant de long en large dans le grand salon où avait lieu leur conversation. Il excellait dans l’art d’impressionner son interlocuteur et n’entendait pas se laisser guider sa conduite. C’était un homme grand et massif, il avait toujours les cheveux bruns en bataille, ce qui lui donnait un air hirsute et bourru.
Le fils d’Alice, Malo avait 10 ans, il disait souvent de lui, en s’esclaffant : «On dirait qu’il se coiffe avec un pétard ! » Malo qui accompagnait quelque fois sa mère au domaine craignait cet homme, il avait une voix de baryton qui pouvait faire chanceler son entourage quand il était en furieux. Cette fois se dit-elle je ne vais pas me laisser atteindre. Elle s’était entraînée avec son fils qui adorait faire du théâtre. Ils avaient mimé la scène, Malo s’était déguisé, il avait pris son air le plus sévère, hautain et méchant. Il imitait à la perfection «Monsieur» Gabin et parvenait à déstabiliser sa mère par ses répliques, jusqu’à ce qu’enfin elle réussisse à garder son sang-froid.
Elle regarda Monsieur Gabin bien en face sans sourciller. Elle sourit, d’un petit sourire ironique en l’écoutant zozoter. Il avait un cheveu sur la langue dont il n’avait jamais pu se défaire. Elle le voyait s’enflammer, agiter ses longs bras, son œil droit louchait un peu plus qu’à l’ordinaire. A cet instant, elle lui trouvait l’air légèrement maboul. Malgré ses grands airs, il ne l’effrayait plus. Elle n’avait pas l’intention de capituler. Il lui avait déjà fait miroiter une augmentation de salaire à la vente du terrain de l’If. Or, elle savait qu’il différait la signature chez le notaire pour des motifs fallacieux. Elle allait l’interrompre, fermement décidée, quand la sonnerie du téléphone retentit dans la maison. «Monsieur» Gabin soulagé de cet intermède qui surgissait à point nommé, se précipita dans son bureau.Alice dû reprendre son activité, elle avait perdu l’occasion de lui expliquer ce qu’elle voulait vraiment lui dire.
Non loin de là, le fermier voisin trépignait d’impatience, «Monsieur» Gabin n’avait toujours pas répondu fermement à son offre pour l’acquisition du terrain de l’If. Il avait des vues depuis bien longtemps sur cet emplacement qui jouxtait sa propriété. Il voulait y étendre son vignoble et y installer des ruches. Cette parcelle était superbement exposée en plein soleil, à flanc de coteau.
Elle était en friche et les abeilles pullulaient parmi les plants de bourrache, de thym, de romarin, de pissenlit et de marguerite. Le jour où « Monsieur » Gabin avait accepté de vendre cette terre qu’Oscar convoitait, ce dernier avait eu bien du mal à contenir sa joie. Il jubilait intérieurement. Mais il avait eu le temps de voir le regard oblique et fuyant de Gabin, accentué par son strabisme. Il se méfiait ! En affaire si Oscar tâtonnait parfois sur la conduite à tenir, il savait qu’il ne fallait pas montrer trop d’intérêt à son interlocuteur avant de deviser son futur achat.
« Il me fait penser à un serpent qui frétille face à sa proie, mais j’ai appris moi aussi à nager en eaux troubler, je saurai ruser.»
Depuis cette conversation au comptoir du pub Oscar oscillait entre l’espoir et le découragement.
«Il sait si bien jongler avec les mots et m’emberlificoter et il n’hésitera pas à tricher sans vergogne»
Oscar se rappelait la partie de poker mémorable au café du village. Gabin s’était fait prendre la main dans le sac avec un jeu truqué au moment où il farfouillait dans sa poche. Ses partenaires le soupçonnaient depuis quelques temps déjà et l’observaient discrètement à tour de rôle. Cela n’avait pas été difficile de le confondre.
« Mais! C’est depuis ce jour qu’il a changé d’attitude, il m’en veut d’avoir été témoin de son infortune » réalisa soudainement Oscar. Il frissonna de froid et de contrariété et décida de se rendre sur la terre qu’il briguait pour admirer le paysage au soleil couchant. Il clopinait depuis qu’il s’était foulé la cheville en courant derrière le naissain d’abeilles qu’il avait vu quitter la ruche avec sa reine dans un sourd bruissement d’ailes. Il l’avait vu disparaître au-delà de la petite colline. Il avait eu beau fureter dans le bois, lever les yeux vers la cime des arbres il ne l’avait pas repérer. Il dû renoncer ce jour-là. Il arriva près du point de vue où il aperçut le bivouac. Il avait accepté que Lila l’amie d’Alice puisse s’y installer en attendant de trouver un logement. Elle venait d’être embauchée pour 3 mois au Château de Bonne-vigne non loin de là, comme œnologue. Lila vagabondait à travers le monde au gré de ses désirs et des opportunités qui se présentaient. Cette fois elle revenait au pays. Quand Alice avait interpellé son patron pour le petit réduit ce n’était pas pour elle qu’elle s’y intéressait, mais la conversation avait pris un tour inattendu et avait dérivée sur les questions d’argent qui la préoccupait. Elle pensait en réalité à Lila qui cherchait un toit pour dormir près de son travail pour quelques mois.
Le petit réduit avait été transformé par les propriétaires au moment de la rénovation de l’étage. C’était une pièce petite mais coquette qui avait maintenant une belle ouverture sur le jardin. Cela suffirait à Lila qui prévoyait d’y passer peu de temps.
Alice vivait chez ses parents avec son fils Malo depuis son divorce. Elle était jolie, mais l’expérience lui avait appris à se camoufler sous une tenue ample et sans attrait. Quand elle allait à son travail, elle portait en général un foulard d’où s’échappaient quelques mèches rousses rebelles . Ses yeux bleu gris, son teint piquée de taches de rousseur et son petit nez relevé lui donnait un air mutin qu’elle avait du mal à contenir sous une apparence trompeuse, renfermée et morose. Pour parfaire le tableau, elle s’affublait d’une paire de petite lunette ronde qui ressemblait en tout point à celle de sa grand-mère, alors qu’elle y voyait parfaitement. Son patron ne lui prêtait pas plus attention que si c’était un meuble. Ce soir- là elle avait rendez-vous avec son amoureux pour aller twister au village d’à côté. Elle ne risquait pas d’y rencontrer son employeur. Elle l’avait quitté alors qu’il éternuait à en perdre haleine et crachotait son rhume où son allergie au pollen.
« Il ne sortira pas de chez lui ce soir. » s’était-elle dit.
Elle était passée chez elle embrasser Malo et se changer pour la soirée.
« Que tu es belle maman ! »
En effet, on aurait dit cendrillon qui se rendait au bal, elle était lumineuse et gaie, pressée de sortir. Dès qu’elle vit Oscar elle se jeta dans ses bras et ils s’embrassèrent tendrement. Oscar était de taille moyenne, il s’entretenait en faisant du jogging dans ses vignes. Mince le corps musclé, les cheveux courts noirs de jais, sa peau mate et ses yeux sombres lui donnaient l’allure d’un bel hidalgo. Alice s’imaginait souvent voguer sous d’autres cieux et partir pour de belles aventures. L’occasion se présentait avec Oscar. Tandis que Malo partirait en vacances avec son père, ils avaient prévu un voyage en Bolivie pour escalader le Potosi. Ce n’était pas le point culminant avec ses 6088 mètres mais c’était le plus beau et le plus célèbre : Le rêve d’Alice. Mais pour l’heure ce n’était pas le moment d’être dans la lune.
« Nous devons parler. Mon patron ne semble pas décidé à louer son réduit, et je n’ai pas eu le temps de m’expliquer »
« Tu pourras lui en parler demain »
« Je ne sais pas, je me demande finalement si c’est une bonne idée. Je me souviens l’avoir aperçu l’autre soir au pub en train de lorgner Lila. Il m’a semblé qu’il l’épiait comme si elle lui évoquait quelqu’un. J’ai vu son regard torve s’illuminé. Je me demande si elle ne l’intéresse pas. »
« C’est possible, tu m’as bien dit que Lila travaillait dans les vignes pendant les vacances scolaires quand vous étiez jeune ? »
«Oui, il a pu la rencontrer à ce moment-là.»
« Écoute, je suis passé au bivouac, le temps se gâte, elle ne peut pas y rester plus longtemps. J’ai presque terminé les travaux du gîte dans la dépendance. Elle pourrait s’y installer.»
«Si elle plaît à Monsieur elle pourra peut-être t’aider à négocier le terrain !»
«Invite- là, à nous rejoindre au pub si elle en a envie.»
Oscar venait de prendre une décision qui allait modifier le cours des choses.
« Allons danser maintenant, ne pensons plus à tout ça» lui dit-elle en lui prenant la main.
Alice préférait ne pas lui montrer sa lassitude, il lui fallait persévérer auprès de ce « taulard ». Elle ne pouvait pas démissionner maintenant, pas avant qu’Oscar n’est obtenu l’accord de vente. Il ne fallait surtout pas qu’il découvre leur liaison, lui si colérique et retors en affaire s’imaginerait dieu sait quoi. Ils se retrouvèrent tous les trois au pub.
« Monsieur » Gabin avait pris un antihistaminique pour se soulager, il avait décidé de se rendre lui aussi au pub. Toute la jeunesse s’y retrouvait le vendredi soir. Il espérait revoir cette jeune femme qu’il avait entrevue là-bas. Elle ressemblait tellement à son amour de jeunesse qu’il voulait en avoir le cœur net. C’était il y a quelques années mais pour lui ce fut plus qu’une simple aventure. Ça ne l’avait pas empêché de tout quitter pour migrer au Canada où il avait obtenu un beau contrat dans une exploitation forestière. Il avait gravi les échelons et était devenu responsable de chantier. Ses parents étaient morts brutalement suite à un accident de voiture. Il l’avait nommé exécuteur testamentaire, c’était l’aîné, il venait d’avoir 30 ans. Après avoir hésité, il accepta de revenir. Au fond, rien ne le retenait vraiment là-bas et il pensait de plus en plus souvent à « Elle ». Dès son arrivée son frère et sa sœur lui vouèrent une haine sans merci, si bien que 6 années plus tard d’embrouille en embrouille la succession n’était toujours pas réglée. Il n’avait pu se résoudre à habiter la vieille bâtisse de ses parents et avait loué une maison toute proche réhabilitée et plus moderne. Il continuait à gérer le domaine et partageait les bénéfices avec son frère et sa sœur.
Il arriva au pub en pétaradant, au volant de la 2CV familiale, il se gara et entra brutalement, comme à son habitude, dans la salle. La première chose qu’il vit ce fut Oscar et Alice qui s’amusaient joyeusement. Il mit quelques secondes à reconnaître Alice qui éclataient de bonheur.
«Que font-ils ensemble, qu’est-ce qu’ils manigancent derrière mon dos ?»
Puis il fut attiré par la jeune femme séduisante qui était accoudée au bar. Lila!c’est bien elle, nous avions 18 ans, elle est encore plus belle que dans mon souvenir, la maturité lui va bien se dit-il tout en s’approchant du comptoir sourire aux lèvres.
Lila eu un brusque mouvement de recul quand elle vit cet homme grassouillet, l’air libidineux, sûr de lui, venir résolument vers elle. « Elle ne me reconnaît pas » se dit-il dans un cri de douleur. Il grimaçait de colère, devint rouge violacé, il haletait de dépit et de désespoir. L’émotion le submergeait. Il chancela, terrassé.