Turbulences
J’avais entendu l’annonce au journal de midi à la radio. Je ne regarde pas la télévision.
Comme tous les jours, je déjeunais à la maison et comme tous les jours, j’allumai la radio.
Je n’étais pas sorti le matin, il pleuvait et ce deux avril était particulièrement frais. Le vent avait soufflé fort la nuit et la pluie avait tambouriné en rafales elle aussi, je n’avais pas fermé les volets de ma chambre, j’aime sentir les premières lueurs du jour.
J’ouvrais la bouche pour enfourner un morceau de poulpe mariné dans du citron, j’en raffole, lorsque j’entendis la voix saccadée d’une journaliste se lamenter :
Tous les bancs publics de la ville ont disparu, tous, il n’en demeure pas un ! Cela fait l’effet d’une épuration, on aurait brûlé tous les livres des bibliothèques, le vide ne paraitrait pas plus immense…
C’est une farce pensai-je aussitôt, un poisson d’avril à retardement.
Quelle drôle d’idée ce serait de mutiler la ville ainsi continuai-je à voix haute.
La journaliste interrogeait une foule de gens rassemblés, semblait-il, sur la place de l’Hôtel de ville et Mitsi mon matou gris se frottait à mon tibia en miaulant doucement, il affectionnait le poulpe lui aussi.
Je guettais des explications qui ne venaient pas et je continuai mon repas avec un peu plus de précipitation que de coutume même si le docteur Sybel m’avait recommandé une mastication minutieuse, mes intestins cabriolaient et les calmer était devenu impératif au risque de vivre des salves de douleur tout à fait inattendues elles aussi.
Je décidai une sortie, au lieu d’une sieste, pour une vérification, un état des lieux.
Je descendis péniblement les deux étages d’escalier, ma cuisse droite me faisait très mal certains jours, poussai la porte du hall et accueillis avec volupté avril et son frimas.
Me diriger vers le parc des papillons à quelques centaines de mètres me parut une bonne idée, l’Hôtel de ville se trouvait à trois arrêts d’autobus et je n’avais pas pris mes tickets.
Le rue était vide, aucun passant exceptés moi et mes vieilles jambes fatiguées, pas plus de véhicules…
Tout cela était étrange en effet. Extraordinaire atmosphère pour un mercredi.
J’entrai dans le parc, au loin un groupe de personnes formait une masse colorée, comme un nouveau massif de fleurs.
Je regardai à droite, à gauche… Les rangées de bancs verts bordant l’entrée, de chaque côté, avaient bel et bien disparu, pour preuve de leur enlèvement, les graviers, plus clairs à cet endroit, ressemblaient à une coulée de larmes.
Je m’approchai du groupe
-C’est ainsi dans toute la ville disait une jeune fille
-Peut-être seront-ils remplacés ?
-Ou seulement repeints.
-Pourquoi les enlever tous en même temps, c’est stupide !
J’imaginai quant à moi, une opération secrète, spéciale, un commando… Un enlèvement de bancs comme le démantèlement d’un trafic de stupéfiants…
Les bancs publics servent de refuge à n’importe qui, certains s’y allongent même, jusqu’à y stagner, les pigeons y font leurs besoins, quand vous éprouvez le besoin de vous y asseoir aucun n’est libre ou crotté… Y aurait-il eu des plaintes justifiant leur soudaine disparition ? Ont-ils été volés ? Ravir des nains de jardins pourquoi pas… Des bancs ? Mystère…
Mes pensées galopaient.
Il y avait eu, je m’en souvenais, les jours précédents, un afflux de migrants… Ceci est exagéré, un groupe d’hommes, une vingtaine, tous jeunes, avait été aperçu sur la place du marché, du côté des halles. Les hommes avaient quémandé de la nourriture, de l’eau… On disait qu’ils étaient sales, fatigués, drogués peut-être…
Le Maire avait peut-être craint qu’ils ne s’installent, qu’ils ne s’emparent des bancs de la ville comme couche…
Les bancs publics sont comme l’église, un refuge, un endroit où se reposer, une île.
Ils sont les garants de bienveillance, de générosité… C’est mon point de vue.
Quelle allait-elle notre ville sans ses bancs pour tous ? Sans ces accessoires indispensables qui font la beauté d’un lieu, son charme ?
On peut toujours s’asseoir à terre me direz-vous… Sauf que moi, une fois assis sur l’herbe, je ne sais plus me relever, je n’y arrive plus tant mon corps est douleur.
Sans ces bancs, on n’entendrait plus « Puis-je m’asseoir près de vous ? » ou « Venez, nous pouvons nous serrer »…
Les bancs sont les artisans des rencontres, des conversations… Les témoins muets de tant d’histoires ! D’amour comme de rupture…
Alors une ville sans banc ressemblerait à une maison vide, inhabitée, sans âme, désertée…
Voyez-vous ce parc où je me trouvai… Il me paraissait mutilé et il l’était ! Un terrain troué d’impacts de canons…
Quel intérêt d’y venir ? De s’y arrêter ?
Je suis remonté chez moi encore plus péniblement.
Je me suis allongé un instant, un instant qui a coulé toute la nuit.
Le lendemain, après un copieux petit déjeuner, sans radio, les évènements de la veille me perturbaient, j’ai pris un cabas pour le marché, il a lieu le jeudi près des halles.
J’évitais de penser à ces fichus bancs lorsque ma voisine du dessous m’interpela.
C’est une femme de mon âge que j’aurais volontiers courtisée si elle n’avait été si commère voire vulgaire dans la façon qu’elle avait de se maquiller outrageusement.
- Hé Jean ! Tu connais la nouvelle ? Les bancs de la ville ont disparu…
Elle riait ! Dévoilant des dents jaunies et parsemées… C’est à cela que l’on devine aussi les pauvres gens.
- Ils ont dit à la Mairie qu’ils allaient être restaurés… Un vote va avoir lieu pour définir la future couleur
- Des bancs ?
- Oui évidemment, la couleur de quoi sinon… Des gens ?
Elle rit de plus belle ce qui occasionna une toux grasse… Dégoûtant !
Puis elle me raconta les potins autour des migrants qui n’en étaient pas plus qu’elle ou moi… Ils ne quémandaient pas de nourriture, ils étaient ouvriers du bâtiment et arrivaient pour la construction de la voie rapide, les magasins allaient fermer, il était juste midi… Regroupés ils cherchaient où pouvoir se restaurer…