SAÏD
Son cœur battait fort. Sa gorge, serrée, ne laissait passer aucun son. Une larme perlait au bord de ses longs cils. Une main sur la poitrine, touchant la médaille qu’on venait de lui passer au cou, encadré par un Marocain à sa gauche et un Canadien à sa droite,
il entendait monter l’hymne somalien et les yeux dans le vague, il revoyait le petit pâtre qui courait après les chèvres du troupeau dont il avait la charge.
Il avait aimé ça courir après les chèvres, les bovins lui donnaient moins de souci et moins l’occasion d’allonger sa foulée. Puis avant ses dix ans il avait éprouvé le besoin de courir plus loin, plus longtemps. Seul, là-haut sur le plateau, il laissait régulièrement le troupeau pour s’adonner à ce qu’il n’appelait pas encore son sport. C’était seulement un jeu.
Cela dura quelques temps. Il y prenait du plaisir et constata qu’il progressait, augmentant les distances parcourues dans la demi-journée, ou la journée, quand il ne rejoignait le troupeau qu’au moment de le ramener au village. Mais s’absenter le jour entier, il le faisait seulement quand le troupeau se déployait sur un espace suffisament garni en végétation, car il devait absolument le ramener au complet. Les anciens du village le lui avaient bien spécifié en lui confiant cette tâche. Ils avaient ajouté qu’il devait craindre les lions, même si on n’en avait pas vu depuis lontemps. Ceux-ci avaient fui vers le sud quand une nuée d’hommes blancs s’était instalée sur le plateau pour faire des fouilles, à la recherche d’ancêtres ou de leur traces. Dès leur départ, chèvres et vaches purent à nouveau investir les lieux. Au village, on ne sut si les blancs avaient découvert quelque chose, ou on n’en dit mot, car ce qui importait avant tout était de respecter les ancestrales traditions, et de vivre selon elles.
Ainsi les enfants n’avaient-ils pour maître que le griot du village qui leur inculquait au travers de récits et de chants, les us et coutumes qui régiraient leur vie.
Dans ce village, loin des villes, retiré dans les montagnes, les habitants vivaient paisiblement. Les guerres menées autrefois contre d’autres tribus s’étaient éteintes depuis longtemps et celles qui sévissaient le long du littoral ou dans les plaines ne les atteignaient pas encore. Leur seul souci était de faire prospérer le troupeau car celui-ci nourrissait tout le village.
Cela aurait pu continuer ainsi, si le jour de ses treize ans Saïd n’avait décidé de s’offrir un grand trajet et projeté de faire un circuit au lieu d’un aller-retour. Il y réfléchissait depuis plusieurs jours. La première partie du trajet se fit sans problème. Il avançait régulièrement sur un sentier connu et maintes fois emprunté. Le soleil lui disait qu’il avait encore des heures devant lui quand il s’engagea sur la partie nouvelle du circuit qu’il avait imaginé. Mais là, pas vraiment de sentier, la végétation épineuse formait des obstacles qu’il lui fallait contourner. Il avait beau accélérer quand la voie était libre, il prenait du retard. Fort heureusement aucun obstacle ne se dressait dans la descente vers la combe où il avait laissé le troupeau. La difficulté était la forte pente.
Soudain il s’arrêta net. Il venait d’entendre un grognement. Il n’avait jamais été confronté à ce bruit, mais il sut tout de suite que c’était son ennemi. C’était le Lion. Il finit le parcours en avançant prudemment, se dissimulant, le plus silencieusement possible, alors que la nuit s’installait.
Un ou deux rugissements. Les fauves dînaient, rassemblés autour d’un bœuf. Un groupe de lionnes et des petits qu’il ne put dénombrer. Avant que l’obscurité ne fut complète, il put voir des chèvres égorgées, gisant sur la terre rouge qui buvait leur sang.
Où était le reste du troupeau ?
Le retrouverait-il ?
L’angoisse qui le saisit alors était immense. Il était responsable, qu’allait_il se passer ?
La musique s’arrêta, brisant le cours de ses pensées.
Trois jeunes filles en kimono-tenue traditionnelle du pays- s’avançaient à petits pas, sur le chemin bleu qui menait au podium, un bouquet dans les bras. La première tendit sa gerbe à Saïd en baissant les yeux, murmurant ce qu’il prit pour un compliment.
À suivre…
SAÏD 2
Dans le bus qui l’amenait à l’aéroport, car l’épreuve à laquelle il participait était terminée et il n’était inscrit à aucune autre, SaÏd se demandait s’il allait rentrer dans son pays ou s’il allait rester en Italie au sein de la diaspora somalienne.
Ceux-là l’avaient accueilli, adopté, éduqué, guidé, encouragé à s’entrainer. Grâce à eux il était victorieux. Mais sa victoire parviendrait-elle au village? Les journaux avaient titré «un marathonien d’à peine vingt et un ans». Sera-t-on fier de lui
là-bas?
Il n’avait pas oublié la colère de tous le jour de l’attaque des lions et comment les anciens l’ayant qualifié d’indigne lui avait intimé l’ordre de quitter le village ou…
La menace n’était pas explicite, mais suffisamment claire pour l’adolescent. Il était banni. La mort dans l’âme, la honte au front, rongé par la culpabilité, il s’était éloigné en courant.
D’errance en errance, quêtant sa nourriture dans les lieux peuplés qu’il traversait, jeûnant dans les lieux inhabités, il était parvenu à Mogadiscio. La ville. La grande ville pour lui. Il fut impressionné par les constructions coloniales, témoins du passé du pays, par l’activité intense des quais. Il s’asseyait jambes pendant au dessus de l’eau et observait. Les gens d’ici ne parlait pas la même langue que lui, mais ici plusieurs langues se croisaient, se mêlaient. Chez les gens non plus pas d’uniformité, plusieurs clans étaient représentés parmi les Somaliens auquels s’ajoutaient des ressortissants des pays voisins et même plus lointains, sans oublier des blancs.
Un matin, alors que son estomac criait famine, un homme l’aborda en détaillant ses vêtements sales, en loques. Il parlait assez mal sa langue, il lui proposa une place de mousse sur son bateau. Son travail contre la nourriture et quelques vêtements, tel était le «contrat». Saïd n’avait d’autre choix que d’accepter ou de continuer à mendier.
Avant de s’éloigner, lui glissant quelques billets dans la poche, l’homme lui donna rendez-vous sur ce même quai le lendemain à la tombée de la nuit. Saïd le suivit des yeux. Pas très grand, bien en chair sans être gros, vêtu d’un jean et d’une chemise, chose rare dans ce quartier, l’homme âgé d’environ cinquante ans, faisait montre d’une certaine élégance. L’adolescent l’avait pris pour un pêcheur, car la majorité des amarrages de ce quai était occupée par de petits bateaux de pêche, mais remarquant ses mains soignées, il avait déduit qu’il se trompait. Il était intrigué, mal à l’aise. Une sorte d’alerte s’était enclenchée dans sa tête. Il tâta les billets au fond de sa poche à demi percée. Puis brusquement, chassant ses idées noires, il se dirigea vers le bazar.
Il dénicha une friperie, choisit un short, un tee shirt, un survêtement dépareillé. Il retrouvait un peu de dignité. Des chaussures? Ses savates avaient rendu l’âme depuis longtemps. Il dépensa le reste de sa fortune dans une paire de chaussures de sport, à peine usées, qu’il découvrit en fouillant dans l’amoncellement de tennis et de baskets de toutes sortes, posées sur une toile à même le sol et qui constituaient la boutique d’un garçon de son âge. Ils se comprenaient au travers de leurs regards et de quelques gestes. Saïd n’avait pas tout à fait assez d’argent mais le jeune marchand lui fit signe qu’il s’en contenterait.
Le lendemain soir il était au rendez-vous, plein d’appréhension, quand il entendit:
— Eh, Saïd, comme on se retrouve.
— Mouloud! c’est bien toi?
Souriant, Mouloud s’inclina en une gracieuse révérence.
De six ans plus vieux, Mouloud avait été son maître d’apprentissage sur le plateau quand il gardait les bêtes. Il était chargé de la formation de Saïd, mais un beau jour il ne parut pas et personne n’en parla plus.
—Tu viens.
— Mais je dois attendre, j’ai rendez-vous.
— Je sais, c’est le patron qui m’envoie. Je t’ai vu et je lui ai parlé de toi, mais j’appareillai le soir même, je n’ai pas pu te parler et je suis rentré seulement hier.
Mouloud était grand, élancé, avec beaucoup de grâce innée dans ses mouvements, ses yeux rieurs, malins captaient tout alentour. Sa démarche légère semblait le préserver du malheur, curieux de tout, il ne s’étonnait de rien et son charme naturel en avait subjugué plus d’un.
Ils marchaient le long du quai, SaÏd, rassuré, contait son bannissement, Mouloud dit simplement qu’il ne voulait plus être pâtre. Mais l’adolesent sentit une gène chez son compagnon dont le visage si avenant se ferma soudain. Quel mystère se cachait sous l’apparente insouciance et la douceur de ce garçon?
Ils dépassèrent la jetée. Ici plus de bateau de pêche mais des zodiacs, de gros zodiacs semi-rigides, souvent équipés de deux moteurs dansaient doucement au gré de paresseuses vagues. Un peu plus tard l’un d’eux larguai les amares, à son bord Saïd ignorait qu’il quittait la Somalie pour longtemps.
Le bus arrivait à l’aéroport, le conducteur freina un peu sèchement bousculant ses passagers. L’athlète reprit contact avec la réalité, attrapa son sac et se fondit dans la file des voyageurs à destination de l’Europe.
… À suivre
SAÏD 3
Présenter son passeport et son billet au guichet c’est le moment. La jeune femme derrière la vitre lui lance un regard soupçonneux. Le passeport est italien et Saïd a la peau noire avec des reflets zinzolins selon l’éclairage.
Enregistrer son bagage. Il est derrière un imposant homme au visage congestionné dont la respiration sibilante l’inquiète. Est-il malade ?
Passer les divers contrôles est une opération d’une lenteur incroyable. La minutie du peuple japonnais fait que le faquin qui le précède se sent coupable de… il ne sait quoi lorsque vient son tour et il essaie de parlementer.
Embarquer enfin après une si longue attente est un soulagement. Saïd s’installe à la place réservée, près d’un hublot et ferme les yeux. Il espère dormir, du moins si son voisin ne se montre pas dyscole, pendant les heures interminables que durera le trajet qui comporte une escale à San Francisco .
Rêver tout éveillé ! Voilà quelle est son impression depuis sa victoire, et voilà que le front appuyé au hublot, le sifflement crescendo des réacteurs dans les oreilles, il continue de rêver alors que l’avion décolle. Il revoit le plateau aride, couvert de plantes saxatiles et les bêtes qui errent entre les buissons et les roches. Les menons, cette race de chèvre dont la peau si précieuse (on en fait du maroquin) permet des achats indispensables au village, ce sont celles là justement qu’avaient tuées les lionnes.
Sauter du coq à l’âne, c’est ce que fait son esprit à demi ensommeillé. Le voilà appuyé au vibord d’un vieux bateau de pêche grinçant et craquant au gré du roulis, après la canonnade. Il avait nagé et alors qu’il était presque noyé, il avait rencontré une pantière dont le bas pendait dans l’eau. Ces pêcheurs là attrapaient aussi les oiseaux de mer en plus des poissons. Saïd comprenait et préférait cela à l’expérience qu’il venait de vivre.
Tenter d’arraisonner un voilier, ni plus ni moins. Voilà ce que les deux gros zodiacs du généreux patron qui l’avait acheté, estimait Saïd, (et il sentait la colère monter en lui), avaient entrepris. Le chef, lui, n’était pas là, et le voilier était un appât. Un curieux gonfalon s’était mis à flotter à l’arrière dès leur approche. Dans la nuit sans lune, personne n’avait remarqué le bâtiment de guerre tous feux éteints, aux aguets. Le temps de sortir les mitraillettes et une lumière aveuglante enveloppait la scène accompagnée d’un bruit assourdissant. Les boudins troués, les zodiacs coulaient ou étaient en passe de sombrer.
— Monsieur, désirez-vous une boisson ? Café, thé, soda, eau plate ou gazeuse ?
Réaliser qu’il a soif ! C’est la voix du steward qui lui en fait prendre conscience.
— Une eau plate sera la bienvenue. Merci.
Se souvenir. Oh, oui il se souvenait.
Les pêcheurs de la côte nord l’ont embauché. Le bateau est vétuste, la cale prend l’eau. Démonstration à l’appui, on lui ordonne de ploquer la carène afin de gagner en étanchéité. Les quelques sacs de plocs dont il dispose seront insuffisants pour la totalité de la cale, mais Saïd s’attelle courageusement à la tâche qu’on lui a assignée, de l’eau jusqu’à mi mollets toute la journée, incommodé par le bouquet d’odeurs nauséabondes qui règne en ce lieu. Au fur et à mesure de son travail, la teinture mal fixée sur la laine peinturlure ses doigts, ce qui fait rire l’équipage au moment des repas. Pour la première fois le terrien des hauts plateaux mange du cormoran, et il aime ça.
Communiquer n’est pas si simple. Ces marins ne parlent pas sa langue, ils se comprennent pour l’essentiel par gestes, mais Saïd a une tonne de questions qui tournent dans sa tête et qu’il ne peut poser. Ils ne le maltraitent pas malgré leur air moqueur parfois. L’adolescent s’habitue à leur contact, et oublie ceux du zodiac qu’il n’a pas eu le temps de connaître.
Mouloud ? Qu’est devenu Mouloud ? A-t-il été recueilli comme lui par de vrais pêcheurs ? Ou…
Repérer une vedette grise qui croise dans les parages le soleil à peine levé et c’est l’affolement. La pantière est ramassée, mais pas assez vite. Aperçue par les gardes côte, elle est la cause du contrôle qu’ils vont subir. Les oiseaux de mer sont protégés, or à bord ils sont plus nombreux que les poissons. La punition va être sévère : soit le rafiot est saisi, soit il est détruit. Les hommes mettent un youyou à la mer et s’éloignent le plus rapidement qu’ils peuvent, tirant sur les avirons, laissant Saïd qui émerge des entrailles de l’embarcation.
À suivre…
SAÏD 4
« Ladies and gent………landing, fasten your belt please »
Saïd ouvre un œil. Les annonces du commandant de bord le sortent de son rêve. Les turbulences traversées un peu plus tôt l’ont transporté sur le vieux rafiot secoué par des vagues d’étrave, quand, sans comprendre, il regardait s’éloigner le youyou, alors que s’approchait le canot de la vedette garde-côte, occupé par trois uniformes.
Une fois à bord, celui qui semblait être le chef aboya à deux reprises des menaces incompréhensibles pour l’adolescent. Les fusils mitrailleurs des subordonnés le rudoyèrent un peu, pointés sur sa poitrine. Le chef crut son silence éloquent et le poussa dans le ventre du bateau. Là Saïd prit son courage à deux mains et se mit à parler, expliquant à quoi servaient les sacs de ploc couvés d’un regard soupçonneux par les trois comparses, et quel était son travail. En vain ! Leur contenu fut dispersé, éparpillé, disséminé à fond de cale, pompant l’humidité résiduelle. Des coups de crosse frappèrent les bordés. Une cloison grossière cachait la proue, derrière ça sonnait creux. Les visages fermés des gardes grimacèrent un sourire. Avec un parfait ensemble, ils commencèrent de désunir les planches.
Plus personne ne prêtait attention au garçon. Trois bonds et SaÏd fut sur le pont.
Un saut, un plongeon, et il nageait vers le canot à couple.
Une détonation, une douleur à l’épaule, le bras droit qui s’alourdit, la mer qui rougit.
Sur la passerelle de la vedette, un garde réarmait un fusil à lunette.
La salle de transit, aux issues militairement gardées, est un vaste espace froid et plastifié, éclairé artificiellement où l’on se sent à l’étroit. Quel paradoxe au pays qui se targue d’être le pays de toutes les libertés ! Les passagers du vol en provenance de Tokyo y sont regroupés pour les deux heures que nécessite le changement d’équipage.
Le brouhaha qu’ils provoquent, enveloppe Saïd et l’isole bien plus que le silence.
Depuis sa victoire, les épisodes de son parcours passent et repassent dans sa tête. Il arrive que sa mémoire égratigne son corps , à l’intérieur, ça saigne un peu mais ça ne se voit pas.
L’attaque des lions était le nœud de l’histoire.
— Les rois de la savane ont fait de moi un roi du stade, sourit Saïd.
Il sait que toute gloire ne tient qu’à un fil et s’il est fier, il n’est point orgueilleux.
Comme les vagues qui l’une après l’autre lèchent le rivage y déposant leurs trésors, les souvenirs envahissent l’esprit de l’athlète.
Repêché par les gardes-côte, ceux-ci ne pouvaient pas le soigner. Le lendemain, dans la matinée, brûlant de fièvre et claquant des dents, on le transborda sur un navire hôpital affrété par une ONG.
Balle extraite de l’omoplate droite, rééducation, apprentissage de l’italien: voilà ses journées bien remplies. La chance lui avait souri, la chance lui avait tendu la main.
La mission du navire était terminée. Il faisait route vers Gênes, son port d’attache.
Toutes les nationalités ou presque étaient représentées parmi le personnel soignant, le kinésithérapeute qui s’occupait de lui était le fils d’un Somalien, émigré de la première vague, qui comprenait sa langue sans la parler, il devint un de ses professeurs d’italien, les deux autres étant le cuistot et un des radios.
En traversant l’étroit canal de Suez l’adolescent avait le sentiment de conquérir l’immensité du monde, de conquérir l’infinité de l’espace.
À suivre…..
SAÏD 5
Saïd dormait profondément bercé par le ronron régulier des moteurs. Quelquefois la sirène du navire retentissait, il se réveillait alors en sursaut pressentant un danger, mais bientôt il se rendormait. Ici il était en sécurité. Quelque part au-dessus de l’Atlantique un trou d’air secoua l’avion tout à coup, ce qui sortit Saïd de sa somnolence. Il n’était plus en mer, mais aussitôt sa mémoire prit le relais, fouillant dans ce passé, mettant au jour le ressenti de l’adolescent dont la vie basculait. Alors que le navire approchait de son but, l’angoisse l’étreignit. C’était sa dernière nuit à bord, lui avait appris le maître-queux Marcello. Et après ? Qu’adviendrait-il ensuite ? Il ne se rendormit pas. On allait toucher terre enfin. La nouveauté l’excitait. Jamais jadis il n’aurait imaginé un tel voyage, aussi loin de son pays. Il ne se voyait pas encore comme un déraciné. Il s’était bien acclimaté à la vie à bord, mais soudain il avait des fourmis dans les jambes. Courir sur le pont ne lui suffisait plus. Il était guéri aujourd’hui, son état ne nécessitait plus le moindre soin. Ce n’était pas le cas du groupe de migrants abandonnés de leur passeur, repêchés hier, en approchant de la Sicile. Ils avaient bien failli ne pas achever la traversée, leur vieille barque surchargée dérivait, avant peu elle aurait sombré.
Mais de quoi serait fait demain ? La question revenait toujours, elle tournait en boucle, proche de l’obsession. Il était un étranger débarquant dans un pays inconnu, même s’il parlait déjà la langue, enfin les rudiments indispensables pour se faire comprendre, communiquer un minimum. Serait-il accueilli ? Serait-il rejeté ? Au matin il débarquerait les mains dans les poches, sans bagage, sans argent et désormais il lui faudrait subsister.
Le radio qui l’avait pris en affection n’était plus tout jeune et Saïd écoutait volontiers ses conseils. Il lui avait dressé un tableau assez sombre: les migrants souvent n’étaient pas facilement acceptés, surtout s’ils n’avaient pas de contact dans la population locale. A contrario Marcello radieux lui décrivait le pays comme celui où le soleil brillait toujours, comme en Somalie ajoutait-il, et il riait. Ainsi tour à tour l’un éveillait sa méfiance autant que l’autre se voulait rassurant. Maintenant Saïd vacillait entre espoir et regret. Mais ici, avait-il encore le choix ? Quand il regardait derrière lui, ce n’était pas brillant. Puis quand il avait bien réfléchi, pesé le pour et le contre, sa volonté pugnace reprenait le dessus et sa soif d’ailleurs, puisqu’il ne pouvait ni n’avait l’envie de retourner en arrière, balayait ses peurs. Il se disait qu’il serait bien assez tôt d’avoir des regrets si tout à coup la chance tournait. Depuis son départ du clan, au gré des rencontres, elle l’avait toujours accompagné. Il en était conscient. Ce qu’il ignorait alors, c’est que ses deux protecteurs s’étaient ligués et en dehors de toute réglementation avaient comploté pour préparer son arrivée.
À la barbe du capitaine, Giovanni, le radio, avait appelé beaucoup de membres de la diaspora somalienne. Ainsi au hasard d’une petite annonce, il découvrit un lointain parent de Marcello qui vivait à Milan. Le contact fut établi entre les lointains cousins. Cet homme de nationalité italienne, comme Marcello, était réputé dans le milieu des créateurs de mode, il travaillait le cuir et recherchait un apprenti. Toutefois un problème subsistait. Un très gros problème. Saïd n’avait pas de papiers. L’adolescent ne comprenait pas, il n’avait jamais eu de papiers. Il pouvait écrire son nom, ça suffisait, puis à la rigueur ajouter sa date de naissance, pourtant il n’était pas certain de l’exactitude du jour. Pour cela il croyait sa mère, laissant le chef du clan décider d’un autre jour. Assurément cela suffirait, disait-il. On le détrompa. C’est pourquoi Marcello qui faisait preuve d’une grande imagination pour concocter ses menus, se mit volontiers en quête d’une solution. Toutefois s’il était hors de question que « le petit » débarque au milieu du flot des migrants recueillis, il ne pouvait guère plus se joindre aux enfants malades qui venaient se faire opérer. Aussi Marcello inventa-t-il de toutes pièces une fable abracadabrantesque, s’appuyant sur son complice et son lointain parent. Saïd souriait en y repensant. Pour la deuxième fois Saïd entrait en Italie. Certes par les airs cette fois et muni de tous les papiers nécessaires mais il n’avait pas oublié le trouble de l’adolescent qui posait le pied sur la péninsule où il allait vivre, et l’émotion l’étreignait à nouveau.
À suivre ….s
SAÏD 6
Le tapis roulant où s’entassent sacs et valises défile sous les yeux de Saïd, mais son esprit est loin, loin d’ici.
Tous ceux qui l’ont banni connaissent-ils la nouvelle ? Il voudrait pouvoir se présenter devant eux et leur dire :
— Voyez ce que je suis devenu.
Son destin, il le leur doit. Sans le bannissement jamais il ne serait devenu marathonien.
Zut ! Son sac qu’il n’a pas vu passer disparaît derrière la cloison. Patience. Les voyageurs sont encore nombreux à attendre leur bagage.
Le village, le clan, la famille occupaient constamment ses pensées depuis sa victoire. Chassé, banni, il avait quitté le clan, honteux. Il aurait aimé y revenir auréolé de sa toute nouvelle gloire. De grands changements s’étaient produits, il était sans nouvelle de quiconque, même pas de sa mère qui avait été contrainte de laisser les anciens le punir. Lui non plus n’avait pas donné signe de vie par rancœur d’abord, n’osant plus ensuite, sauf une fois, lorsqu’il était officiellement devenu Italien, peu de temps avant les Jeux.
Il revoit son arrivée à Gênes. Le navire avançait au pas entre deux remorqueurs suivant un chenal bordé à tribord d’immeubles et de maison au-delà desquels moutonnaient des collines. Le soleil se levait chassant peu à peu les zones d’ombre. Les rumeurs de la ville qui s’éveillait envahissaient l’air. Les senteurs terrestres se mêlaient aux odeurs de mazout. Sur les quais, pendant les manœuvres d’amarrage, il y avait foule. Des uniformes, des blouses blanches, des chasubles ornées d’une croix rouge. Plus loin stationnaient des ambulances, des bus, des fourgons de police. Un homme galonné monta à bord et fut reçu par le commandant. Le débarquement commença, lentement. En premier lieu les migrants en état de voyager. Ils furent emportés par les bus escortés de motards. Puis ce fut le tour des enfants malades. Les infirmières les rassuraient et les accompagnaient dans les ambulances. Saïd observait angoissé. Vint le tour des rescapés éclopés dont se chargea la Croix Rouge. Et ce fut son tour. Son cœur battait à tout rompre. Marchant auprès de lui, Marcello lui avait murmuré de se taire. Deux carabiniers vérifiaient les papiers au milieu du ponton. Marcello présenta les siens puis sans attendre,à grands renforts de gestes, il débita la fable de son invention :
— Ce jeune homme est attendu. Il a où aller. Il a même un contrat d’apprentissage,
mais malheureusement la besace de toile où il rangeait tous ses papiers et sur laquelle il veillait comme sur la prunelle de ses yeux, a été emportée par une lame traîtresse qui a balayé le pont. Et c’est moi le fautif.
— Comment ça ?
— Je suis vraiment désolé Messieurs. Le petit prenait le soleil sur le pont, à l’avant, et je lui ai apporté une banane pour le goûter, et bien discipliné qu’il est, il s’est levé et a rejoint le local des poubelles pour y jeter la peau, car pas de « compartiment 17 » à bord, nous sommes respectueux de l’environnement. C’est à ce moment que cela s’est produit.
— Et vous ? Où étiez-vous ?
— J’étais sur le pont arrière continuant ma distribution de bananes aux enfants de migrants.
Ahuris les carabiniers se regardaient, méfiants.
— D’ailleurs il est attendu. Voyez sur le quai.
Un homme très élégament vêtu accompagné d’une femme tout auusi bien mise tenait une pancarte où on pouvait lire : Saïd Moukalalé.
Nouveaux contrôles de papiers, nouvelles discussions. Ce fut son entrée en Italie.
Tirant son gros sac muni de roulettes, Saïd se dirige vers le poste de douane. Les douaniers le saluent en souriant et lui font signe de passer en murmurant un « bravissimo ». Alors Saïd pense que la gloire abolit bien des barrières.
Un tonnerre d’applaudissement éclate dès qu’il met un pied dans le hall de l’aéroport. Des appareils photo crépitent, les nombreux journalistes tentent de l’approcher. Une foule s ‘est assemblée autour d’Ali Abdou son maître d’apprentissage et de Marcello qui pour rien au monde ne voulait rater ça. Une banderolle flotte, on y lit « Bravissimo SAÏD ».
Mais de cette foule il ne voit qu’un visage. Un visage noir comme le sien qui sourit, les yeux pleins de larmes qui coulent et mouillent les joues.
La gorge de Saïd se serre, ses yeux s’embuent troublant sa vision. Sa Mère !
Elle est venue, de tout là-bas, toute seule. Ils s’étreignent. Saïd redevient enfant et c’est doux.
Les mots d’une chanson qu’elle lui murmurait autrefois pour l’endormir montent du tréfonds de sa mémoire comme des bulles dans une flûte de champagne, tandis que joue contre joue il respire le parfum familier, les yeux fermés. Un instant il est là-bas sur le plateau, dans son pays.
Les herbes hautes
Dansent dans le vent
Les herbes sèches
Chantent dans le vent
Les herbes mûres
S’égrènent dans le vent
Vienne la pluie
Le grand tapis vert
Couvre le rouge de la terre
Et les troupeaux
Sont beaux.
Fin ( peut-être)
Ailleurs
Qui étions-nous, perdus au bout de ce monde que nous avions voulu fuir ?
Nous avions quitté la terre ferme pour cette petite île du bout du monde cernée par cet océan remuant. Nous avions quitté la terre ensoleillée pour cette atmosphère de brume grise qui dissimule les formes, les enveloppant de mystère. Nous avions troqué les collines couvertes d’oliviers gris-bleu pour les champs sous-marins d’algues brunes.
Il m’invita à m’asseoir sur un rocher et à contempler l’immensité, même si je n’en apercevais qu’une infime partie au travers des bancs de brume, et à écouter le chant de l’océan. Aujourd’hui calmes et sans fracas, les vagues caressaient les roches d’un mouvement lent, les ourlant d’un liseré blanc. Leur régularité et leur chant répétitif finirent par apaiser mes angoisses.
Nous venions de découvrir que nous n’avions plus rien. Le peu d’argent que nous avions pu emporter avait fondu comme neige au soleil. L’achat de mon vélo à assistance électrique et de la carriole munie d’une protection indispensable pour abriter un enfant des intempéries, carriole qui
s’accrochait derrière le vélo, avait achevé notre cagnotte. Il nous restait à peine de quoi subsister pendant un mois, à condition de ne pas se montrer trop gourmand. Aucun contrat ne m’avait été proposé par les éditeurs que j’avais contactés. Mon projet était de continuer ici mon métier de traductrice, tandis qu’il s’occuperait de culture d’algues. Sur le papier comme dans nos têtes, cela tenait la route. C’est le cœur léger que nous avions laissé derrière nous un pays exsangue, confiants dans notre avenir. La fin de l’été approchait. Il nous faudrait nous loger. Nous ne pouvions pas camper éternellement, surtout pour Milos. Parcourant l’île en tous sens sur ma très récente acquisition, je m’étais lancée dans les repérages. Dans un hameau au nord de l’île une maisonnette entourée d’un jardin fleuri m’avait attirée.
Cette maison bleue me paraissait idéale. Elle correspondait à mon envie et à nos besoins, jaugeais-je. Mais je ne tardais pas à déchanter. Mon enthousiasme retomba aussi vite qu’un soufflé sorti trop tôt du four, lorsque le propriétaire, un vieil homme bourru au visage creusé de profondes rides, qui me regardait d’un air suspicieux, m’annonça le montant du loyer auquel s’ajoutait la caution puisque c’était pour l’année. Nous ne disposions pas d’une telle somme. Et dire que nous avions cru que la vie serait moins chère ici que chez nous où les touristes s’emparent du moindre tas de cailloux pourvu qu’il soit au soleil et en bord de mer, ne laissant aux jeunes autochtones aucune chance de se loger correctement. Ici le même problème se pose. Sommes nous des proscrits parce que nous n’avons pas le sou ?
Nier devenait sa force à lui. Non, nous ne sommes pas des proscrits répétait-il. Nous ferons notre trou ici, nous y arriverons. Ils finiront bien par nous reconnaître comme faisant partie des leurs.
Il aurait aimé qu’un drame survienne, car la solidarité dont sont capables ces gens là – il l’ avait
lu— était immense et se manifestait grandement en ces occasions. Il aurait pu alors se joindre à eux, devenir un des leurs, être reconnu, ne plus être l’étranger. Il rêvait tant d’être «adopté» ainsi que sa famille.
—Je vais sûrement aller à la mairie demain. Tant pis si je parle encore mal la langue, je sais me faire comprendre malgré mon handicap. Une solution sera peut-être trouvée. Je n’espère plus de réponse concernant mon embauche comme traductrice grec/anglais, ça ne les intéresse pas. Je travaille mon français avec acharnement, au quotidien, mais j’estime ne pas être capable des nuances nécessaires pour traduire un écrit sans trahir la pensée de l’auteur. Je ne suis pas prête à ajouter une troisième langue à mon CV.
J‘ai pris un virage, je ne te l’ai pas encore dit, mais j’ai contacté des industriels, oui je laisse provisoirement la littérature de côté. Je vais me plonger dans les notices et conseils d’utilisation de robots, de lave linge, lave vaisselle, sèche linge, plaque de cuisson et même tronçonneuse, scie circulaire …et autres outils rendant les tâches plus aisées. Ce qui comme tu le sais me passionne,
il faut bien …
Il ne m’écoutait plus, il regardait derrière moi dans la brume.
Il ignorait ce que le chien qui venait de surgir de la brume et d’entre les rochers voulait. L’animal s’était planté devant lui remuant la queue et geignant. Pourtant il ne paraissait pas blessé. Je regardais la bête de plus près. Je l’avais déjà vue l’autre jour accompagnant le propriétaire de la maison bleue. Andréas finit par suivre le chien qui agita plus fort la queue. Je l’entendis parler à quelqu’un puis je le vis émerger de la brume qui s’épaississait soutenant le vieil homme qui s’était foulé la cheville dans les galets de belle taille de la grève en contre-bas.
Je pensai, le voilà le drame qu’il appelait de ses vœux, quel changement cela apportera-t-il à notre vie ? Je me remis à espérer.
Lisse comme un galet
Gontran avait réussi. Il était devenu lisse. Aussi lisse qu’un galet poli par la mer depuis des millénaires. Jamais son visage ne trahissait d’émotions. Ni colère, ni joie, ni enthousiasme, ni tristesse, ni douleur, ni peur, ni satisfaction, ni désir, ni envie. Ses traits étaient figés. Pas plus qu’on ne pouvait lire sur son visage, on ne pouvait lire dans ses gestes ou son attitude.
Ses pairs le comparaient à un morceau de bois. Il était aussi rigide et aussi inerte. Il ne se mêlait jamais aux autres dans leurs moments de liberté. Lui étaient-ils indifférents ? Personne n’aurait pu le dire.
Depuis longtemps la tradition du bizutage était interdite. Il est vrai que parfois cela dérapait, mais les gars et les filles de la promo 2050 nommés « les irréductibles », se demandaient souvent d’où Gontran avait hérité cette pseudo insensibilité , ou l’avait-il acquise, et comment ce drôle d’individu réagirait à un bizutage en règle ?
Ils ne savaient rien de lui. Aux questions, Gontran répondait d’une voix monocorde mais s’arrangeait toujours pour ne rien révéler de personnel.
— Et si…
— Quoi donc ?
Un petit groupe autour de la machine à café papotait, gobelet à la main.
— Je me demandais si vous seriez d’accord pour qu’on essaie de lui faire tomber le masque. Parce que je suis sûr que c’est un masque.
— Mais comment ?
— Trouver une bonne idée de bizutage comme autrefois, le mettre dans une situation qui l’obligera à réagir.
— Oui, mais attention, dit une fille, on ne sait pas pourquoi il est comme ça. Et si ça le mettait en danger…
— D’accord. Mais on ne va pas passer toute l’année avec ce glaçon.
— Moi, il me fait penser à un extraterrestre.
— Oh ! Mais c’en est peut-être un, dit en riant le plus jeune de la bande.
Ce fut l’heure des TP, ils s’en furent vers les salles de biologie.
Ces carabins imaginaient leur année d’études partagée entre travail acharné et moments de « folies » pour décompresser. Mais avec ce pisse-froid dans leur groupe, ce rabat-joie, qui refusait de participer à toutes les facéties qu’ils inventaient, leur programme était mis à mal. Ils se devaient de le mettre au pas.
Ils avaient essayé la provocation, sans succès. Ils avaient essayé la moquerie, sans succès. Ils avaient essayé la gentillesse, sans plus de succès. Une fille avait même usé de ses charmes pour le conquérir, rien n’y fit.
— C’est peut-être un robot ultra perfectionné.
— Pour être aussi égal à lui même ça doit être une machine.
Ils décidèrent alors de dérégler «la machine» en le sollicitant pour un oui pour un non à longueur de journée. Il ne se passait pas dix minutes sans que l’un d’entre eux ne s’adressât à Gontran sous n’importe quel prétexte, même le plus idiot. Ils étaient comme une nuée de taons se jetant sur une pauvre vache au pré . Mais elle au moins essayait de s’en défaire, agitant la queue, secouant la tête, fuyant. Ce harcèlement dura deux semaines. Deux semaines éprouvantes pour les harceleurs dont ce n’était pas vraiçment la nature. Ils finirent par se lasser, épuisés par ce jeu. Quant à Gontran il était fier de lui, il avait résisté. Pourtant plus d’une fois il avait failli craquer.
Un peu de temps s’écoula où rien ne se passa. Il pensa que le groupe allait le laisser tranquille, il baissa légèrement la garde.
* * *
Un frisson. Il a froid. Le silence, froid lui aussi. Il est allongé sur du métal. Il est nu, recouvert par une sorte de bâche en plastique. Son visage seul est à découvert. Il tremble de froid. Où est-il ? Il fait noir. Il a de plus en plus froid. Il claque des dents. Des odeurs emmêlées de divers produits chimiques dominées par celle du chlore effleurent ses narines. Ce n’est quand même pas la salle de dissection, pense-t-il. Il tente de se lever. Il est sanglé à cette surface métallique. Son torse, ses cuisses sont plaqués à la table. Ses poignets aussi sont liés.
Il se souvient de la sortie les partiels finis, les étudiants sont en vacances pour une semaine. Sur le parking, les membres du groupe l’entourent, l’assaillent de questions sur la dernière épreuve, puis plus rien. Le vide ! Que s’est-il passé ? Il ne sait pas.
Qu’il fait froid ! L’idée d’appeler germe dans sa tête, mais quelque chose le retient, lui ordonne d’y résister. Ses dents claquent de plus en plus fort, incontrôlables. Cela fait un bruit étrange qui résonne dans le silence et le vide de la pièce. Personne ne va entrer de toute la semaine de congé. Il geint, une plainte animale, il grimace, il s’imagine bleu de froid et tout de suite il pense : heureusement personne ne me voit.
Les lumières s’allument, l’éblouissent. D’un coup d’œil il vérifie qu’il est bien dans la salle de dissection. Il commence à attendre. Rien. Rien et personne.
Il change son rythme respiratoire pour essayer de se réchauffer. Il abandonne très vite, il ne peut plus se concentrer, il perd courage. Il sent qu’il s’ankylose. Panique. Il ne va pas mourir lici, d’ailleurs il ne veut pas mourir. Sa bouche se tort en une grimace qui l’enlaidit, la peur se fait jour, perce la carapace.
Il entend qu’on déverrouille la porte et aussitôt lisse son visage mais ses dents continuent de s’entrechoquer. Il entend des frôlements derrière lui, à droite et à gauche. Ils sont plusieurs. Il attend mais personne ne s’approche. Alors tant pis, il n’en peut plus, il appelle mais aucun son ne sort de sa gorge. Il recommence, recommence. Enfin il parvient à dire «au secours» d’une voix chevrotante. Aussitôt il est entouré de silhouettes en combinaison complètes, masquées, les yeux abrités derrière de larges lunettes protectrices. Qui sont -ils ? Qu’a-t-il ? C’est grave! Il est contagieux !
La panique l’envahit totalement, noyant toute lucidité. Sur son visage on lit l’horreur et l’affolement. Des sons sortent de sa gorge, hachés, incompréhensibles.
— Tu as peur hein ? Avoue !
— Oui, dit-il dans un souffle
— Sais-tu montrer autre chose que la peur sur ton visage ?
Gontran reconnaît la voix .
— Je ne sais pas, ça fait si longtemps…
— Explique-toi
— Vous ne voulez pas me détacher d’abord. Je suis gelé.
Quelqu’un lui tend ses vêtements.
— Vous voulez savoir pourquoi je suis comme je suis : eh bien c’est à cause d’un poème que m’a donné ma mère pour mes dix ans, en me disant «Sois un homme mon fils, deviens un homme» juste avant de mourir. C’est un poème de Kippling.
— C’est celui qui est dans la poche de ta veste ?
— Vous l’avez trouvé ?
Finissant de se rhabiller :
— Je ne comprenais pas tout à l’époque, mais jour après jour , je me suis efforcé de gommer tout excès, de me conformer à cet idéal pour elle.
— Et aujourd’hui tu es comme mort ! Il est temps de redresser la barre matelot, comme dirait l’autre. Allez viens, on t’emmène boire un grog sur le port pour te réchauffer.
Les jacques jubilent
Nous sommes jeudi. En ouvrant le journal Jacqueline jubile, enfin les jérémiades ont cessé laissant la place à une réelle jacquerie. Fini de jacasser et les cris de « Justice, justice » jaillissent des jabots des jouvenceaux. En un joyeux cortège ils se sont joints aux jacques et tous se dirigent vers le château juché sur la colline.
Ce jour de juillet ces journaliers auraient dû redresser les javelles dans les champs fauchés. Mais ils en ont assez d’être le jouet du seigneur joufflu et pansu, et de trimer sous le joug de sa jolie jardinière que tous les jeunes jouvenceaux lui jalousent. À vrai dire ces jeunots ont déjà fait jaser tout le pays en ravissant sa jarretière et le seigneur avait alors jugé judicieux d’envoyer ses janissaires, tous rompus au jui-jitsu car initiés par un Japonnais. Mais le judas n’avait pas été jeté au fond d’une geôle faute d’un jury justifiant de la peine.
Justin, le jongleur-ménestrel l’avait échappé belle. Depuis lors il posait des jalons dans ses chansons pour que ce jouteur jacobin mette genou à terre, se cassant une jambe au besoin. Il se rêvait en justicier. L’occasion se présentant, d’un jet il rejoint le cortège et son jumeau: Jules le joyeux judoka.
Tous deux ne sont point des jocrisses et savent jauger les gens et les situations. Ils craignent les janissaires et leur cruauté. Ils calment le jeu du cortège et sous le jujubier se mettent à jacter. Les journaliers s’imprègnent de la jactance et du plan.
De son juchoir, le jacquot au plumage jaune d’or, de son œil de jais guette le long serpent jaunâtre, -chaque journalier ayant revêtu sa jaquette- qui sinue entre les joncs et les jacinthes d’eau en contrebas et qui crie « justice, justice », alors jacquot répète lui aussi « justice, justice » interrompu par le jacquemart qui jaillit de sa cachette et frappe les douze coups de midi arrachant un juron au seigneur jacobin réveillé en sursaut.
Jamais au grand jamais il n’a eu à juguler un tel adversaire. Jadis son père les aurait tous pendus sans jugement. Mais il a besoin de ces jean-foutre, sans eux sa récolte est perdue. Il pense tout haut : « Et si je promettais dès ce jour une juteuse récompense à toute besogne joliment faite. Hélas, j’ai tout perdu au jeu, je n’ai plus un jaunet. Il me faut soutirer quelques joyaux à ma jouisseuse. J’ai déjà utilisé mon joker, et je crains, même en l’adoucissant avec une musique jazzy, oui je crains qu’elle ne me lâche et s’en aille dans sa jonque avec le jusant. ».
Mais la jacquerie est à sa porte. Le seigneur se précipite, glisse sur la jonchée de fleurs fraîches, lâche la bride de sa jument qui s’éloigne.
Le voilà simple justiciable tandis que les jumeaux Justin et Jules, proclamés justes par les jacques énumèrent avec justesse tous ses manquements. Il sera jugé, justice sera faite.
Désir
Emmanuel, que tous appelaient Manu, regardait le plafond. Blanc, blanc, il ne voyait que du blanc. En plissant les yeux il voyait de fins tracés, le plus souvent sinueux, qu’il comparait à des itinéraires tracés sur une carte. Il s’imaginait parcourant ces lignes comme autant de routes qui le mèneront… alors il fermait les yeux brouillés par les larmes et s’endormait comme assommé.
Quelques semaines passèrent et il se retrouva à parcourir les chemins qu’il avait si souvent suivis en pensée. Mais ici point d’air frais fouettant ses joues, point de doux ronron sourd de moteur, point de vrombissement envahissant d’accélération ni de crissements de freins. Ces chemins n’étaient pas des routes, seulement des couloirs. Jaune pâle, vert pâle, rose pâle, tout était pâle. Comment retrouver des sensations fortes ? Au bout de quelques jours il les connaissait par cœur tous ces itinéraires et aurait presque pu les suivre les yeux fermés.
Les yeux fermés … il y repensait. Quelle stupidité que ce pari ! Aucun des « copains » n’était venu le voir depuis l’accident. Se sentaient-ils coupables ? Lui ne se souvenait de rien ou presque, juste le démarrage le bandeau noir sur les yeux, les mains crispées sur le guidon.
Ici pas de guidon, rien qu’une manette et deux boutons sur l’accoudoir. Il pouvait à peine les manœuvrer du bout des doigts de sa main droite. Tout le reste de son corps était inerte.
Les médecins lui ont donné de l’espoir : il récupérera, mais pas du jour au lendemain. Alors il rêve et transforme ce fauteuil en monture mécanique qu’il peut faire se cabrer ou sauter par dessus un large fossé ou tout autre obstacle. Il l’avait fait tant de fois.
Son adresse était reconnue ; pourtant il y avait eu ce « t’es pas cap » défi idiot qu’il avait bêtement relevé. Trop tard, les regrets ne mènent à rien. Un travail acharné sur ce corps privé de motricité devrait lui permettre de chevaucher à nouveau son destrier d’acier.
Cette idée amena un sourire douloureux qui vira à la grimace sur son visage.
Un mois, deux mois, trois mois s’étaient écoulés.
La main droite retrouvait de l’habileté, de la souplesse. Elle obéissait presque parfaitement, mais la gauche se faisait prier ainsi que le bras.
Six mois plus tard, il n’avait fait que d’infimes progrès du côté gauche. Pourtant son désir de retrouver sa mobilité d’antan (c’était si loin) était si intense qu’il lui permettait d’endurer les souffrances impliquées, et son espoir si grand qu’il apprenait la patience. Tout son esprit, toutes ses pensées, toute sa volonté étaient activés par ce désir qui l’inondait, et le noyait même : enfourcher à nouveau sa moto. Il ne marchait pas encore et il lui semblait qu’il ne progressait pas beaucoup. Il avait retrouvé des sensations à droite, mais à gauche quasiment rien. Il ne ménageait pourtant pas ses efforts.
Un an. Voilà un an qu’il était dans cet établissement. Ces derniers mois ses espoirs s’étaient amenuisés. Grâce à une prothèse il marchait, assez péniblement. La main gauche obéissait avec retard et ne ferait guère mieux à l’avenir.
Le verdict était tombé comme le couperet de la veuve, ce fut son ressenti. Hors de question de refaire de la moto, il devait abandonner cette utopie. Jamais plus il ne chevaucherait son cher destrier d’acier.
Il sombra alors dans une profonde dépression. Il n’avait que vingt ans. Dans l’impossibilité d’accéder à son rêve, de satisfaire ce désir furieux qui le dévorait, il estimait sa vie fichue.
Il ne désirait plus rien. Il n’avait plus aucun ressort. La kiné ? Pour quoi faire ? Manger ? Il n’avait plus faim. Il devint amorphe et atone.
Cet état dura. On eut beau lui dire qu’il allait perdre ses progrès s’il ne faisait pas ses exercices, qu’il devait entretenir ses acquis, rien n’y fit. Plus de désir, plus de vie !
À peine répondait-il aux questions des soignants.
On le mit sous perfusion.
Dehors le soleil brillait, les bourgeons éclataient, les oiseaux chantaient et lui n’avait plus d’envie sinon celle de disparaître à jamais. Un soignant vint lui annoncer une visite.
Dans l’encadrement de la porte apparut une silhouette pas très grande, brune aux cheveux bouclés, des yeux rieurs derrière des lunettes cerclées de métal, un timide sourire tentait d’éclairer son visage. Mélanie ! Elle était dans sa classe en terminale, depuis deux ans il ne l’avait pas revue. Le temps d’un éclair il se souvint qu’il lui parlait toujours de sa moto et de ses exploits et qu’elle lui disait : « Ça me fait peur » et qu’il en riait.
C’était les vacances de printemps, elle avait pris le train pour venir le voir. Elle restait quelques jours. « À demain ! » lança-t-elle en sortant.
Le lendemain elle le trouva dans son fauteuil, sans perfusion.
Ainsi il avait peut-être un avenir.
Kerlaz, le 13 avril 2021