Les bancs de la discorde
5h30. Victor Marteau fut réveillé par le vieux Monsieur du dessus. Celui-ci était victime de terribles insomnies depuis le décès de sa femme. Il entendait ses chaussons en simili cuir, de chez Daky, qui claquaient sur le sol.
– Il faudra que je lui en parle.
La chasse d’eau faisait entendre les trombes d’eau qui dégringolaient dans tous les étages.
Il soupira. Bien réveillé, il songea à la situation catastrophique dans laquelle il était.
Voyant sa fin proche, il avait décidé de réaliser au plus vite ses rêves les plus fous.
Il fit une première liste longue comme le jour. Il essaya de faire un tri. Mais comment choisir quand vous êtes terrassé par l’avenir qui vous est réservé?
Joueur, il décida de tirer au sort chaque jour un ou deux souhaits, au hasard dans son chapeau melon.
Quand il apprit la nouvelle il avait réalisé dix vœux extrêmement dispendieux. Il avait vidé ses comptes, vendu tout ce qui lui paraissait inutile. Il avait beaucoup emprunté, il avait menti sur le questionnaire médical, il avait dupé son ami banquier.
Le laboratoire s’était trompé, une banale erreur informatique, lui avait-on dit.
Les dernières analyses indiquaient que ce n’était pas si grave. Il pourrait être soigné, de nombreux malades en guérissaient.
– Je suis bien en vie pour de longues années, mais je n’arrive même pas à me réjouir, je n’ai plus rien, que vais-je faire ? se disait-il.
6h. Il décida de lire son journal quotidien sur son ordinateur. Rien ne l’intéressait vraiment. Il faisait défiler les pages sans conviction.
Soudain, son attention fut attirée par un article sur les dernières affaires qui allaient être jugées aux assises.
« Affaire des tueurs francs-maçons : une cheffe d’entreprise d’Izernore mise en examen et incarcérée.
Un patronne d’entreprise avait été interpellée et incarcérée à Paris le 4 mai pour avoir voulu tuer son DS – Délégué Syndical- elle craignait que l’activité syndicale croissante de son employé entraîne l’implantation de sections syndicales dans l’entreprise familiale. C’était devenu une vraie phobie. Elle avait embauchée des tueurs pour l’assassiner.
Ce sont les deux membres de la Loge Athanor qui avaient incriminé la cheffe d’entreprise lors de leur arrestation pour une autre affaire.
En mars 2021, lorsqu’il a eu écho de l’affaire, le DS était persuadé qu’il y avait erreur sur la personne. Père de famille, gilet jaune, il était à des années lumières de penser qu’un contrat de 75000 euros était sur sa tête »
– C’est une bien grosse somme d’argent, se dit Marteau.
8h04. Coup de fil du Crédit mutuel. C’était son copain.
– Tes comptes sont dans le rouge. Je ne peux plus couvrir ton découvert. C’est un vrai naufrage, qu’est-ce qui t’a pris d’engager tant de dépenses, tu as perdu la tête ?
– Tu n’es pas loin de la vérité, J’ai reçu un choc terrible, je t’en parlerai plus tard. Je me suis mis à flamber l’argent comme un imbécile. Tu dois m’aider encore un peu. Je vais me ressaisir.
Il raccrocha.
– Mais, qu’est-ce que je dis ! Comment vais-je faire ? J’ai dit merde à mon patron il y a 3 mois en crachant mon venin. Difficile de faire marche arrière maintenant. Je suis parti sans réfléchir, sans indemnité, contre l’avis du syndicat qui voulait m’aider, se reprochait-il.
– Je vais les appeler il n’est peut-être pas trop tard pour qu’ils interviennent. Le patron est loin d’être un ange. Mais il faut d’abord que je règle cette histoire avec ma belle-fille Olivia.
Le pire dans tout ça, c’est cette pétasse qui ne répond pas à mes SMS. Si elle parle je suis foutu, ce n’est pas sous terre que je vais finir mais en taule !
L’article qu’il avait lu sur la cheffe d’entreprise lui avait immédiatement fait penser à sa situation et au moyen de faire disparaître Olivia ou au moins de lui faire suffisamment peur pour qu’elle se taise.
– Voilà la solution ! Mon pote Luigi qui a baigné dans des trafics de toutes sortes saura m’aiguiller. Il me doit bien ça. On doit se voir cet après-midi sur la petite place du bourg ou nous jouons aux boules. Je vais lui en parler.
Il était soulagé d’avoir trouvé un plan qui lui paraissait tout à fait logique et réalisable. Il pouvait respirer. Je sais que je peux compter sur lui il ne fera pas les mêmes erreurs que ses amateurs et son prix sera bien moins onéreux.
Il décida de préparer sa glacière pour son rendez-vous. Il la remplit de bières, de chips, d’acras qu’il avait cuisinés hier soir et beaucoup de glaçons.
10h. Il arriva au terrain et vit un attroupement. Il y avait de l’agitation dans l’air de l’emportement, de l’indignation. Le ton montait les gens gesticulaient.
Quand il voulut poser son bar portatif à l’endroit habituel il devina l’objet du courroux de ses amis : Il n’y avait plus aucun banc.
Interloqué, médusé, éberlué, il tourna la tête à droite à gauche, regarda autour de lui. Rien il n’y avait plus rien.
Les discussions allaient bon train. Il comprit qu’ils avaient été déplacés la veille sans que personne ne puisse donner d’explication.
Grâce à la persuasion de Luigi ils avaient obtenu, il y a six mois, quatre bancs flambants neufs en bois de marine. Ils étaient disposés de chaque côté des terrains de boule. Une réparation était superflue, ça n’avait pas de sens.
Les jours qui suivirent, ils constatèrent que dans tous les squares, le long du lac, dans le petit bois, partout, c’était la même chose. Même ceux en pierre avaient été condamnés.
La mairie, le service de l’urbanisme, se faisaient discrets. Ils étaient tous devenus muets, pas un mot ne filtrait.
Certains ne sortaient plus, d’autres déambulaient sans but. Les plus jeunes continuaient, comme si de rien n’était, leur train-train et leurs activités habituelles.
Il était devenu impossible de faire une pause, de papoter entre amis ou de faire connaissance avec un ou une inconnue, de regarder la vie qui s’animait devant soi, de boire un coup, se retrouver entre copine ou collègue de travail à la pause, de se bécoter.
La maire avait frappé un grand coup.
– Je vais les faire mijoter quelque temps avant de poursuivre mon plan.
Elle était furieuse, elle ne décolérait pas. La campagne électorale avait été très encourageante. Elle avait, multiplié les promesses, flatté, courtisé, complimenté. Elle avait organisé des réunions avec petits fours et champagne. Elle s’était démenée.
La défaite avait été à la hauteur de ses espoirs, phénoménale ! A six cents voix près, elle avait perdu les régionales. Son ennemi de toujours, un centriste sans envergure ni charisme l’avait emporté. Adieu les hautes sphères, adieu le cercle des ploutocrates, adieu les présidentielles.
Depuis toujours elle était formée à la politique. Elle souriait à tous, serrait les dents, s’engageait à répondre aux multiples sollicitations, naviguait en eaux troubles.
Mais en ce moment elle était bien loin de tout ça. Elle était de plus en plus harcelée par les habitants pour des réclamations de tout ordre, des broutilles, des bagatelles, des futilités. Dès le lendemain des résultats, le principal sujet en date qui préoccupait ses électeurs, se fût les sorties dans les squares.
Les récriminations avaient recommencé à l’ouverture des bureaux :
Le banc de l’aire de jeu était bancal. La couleur de ceux du petit square était horriblement triste. Les pigeons avaient souillé ceux du stade. Un autre était trop au soleil ou trop à l’ombre où c’est le point de vue qui ne convenait pas. Les noctambules se plaignaient du réverbère mal placé trop loin, trop prés. L’éclairage était trop puissant ou pas assez.
Nombreux refusaient de partager la place avec les clochards, les SDF qui s’installaient peu à peu. Les chiens se servaient des pieds comme pissotière. A croire qu’ils s’étaient donné le mot pour l’enquiquiner, lui pourrir la vie.
Et surtout les remarques désagréables sur les employés municipaux fleurissaient -Ils ne font rien-
– Ils ne seront jamais contents. J’ai tout fait pour améliorer leur vie, l’espace urbain. J’ai écouté, partagé, concerté, épilogué, mais je n’entends que des critiques encore des critiques.
Elle décida de faire son petit tour dans le village comme chaque samedi pour prendre le pouls de la population.
– J’ai eu tort de négliger l’immersion sur le terrain. J’ai cru trop vite à la victoire !
Les bancs qu’elle avait fait installer à la demande de tous, étaient le lieu de regroupement. Les contemplatifs, les flâneurs, les curieux, les fouineurs, les parents, les anciens, les jeunes tous profitaient de ces instants de bonheur paisible.
– Bien sûr ils ont le temps de critiquer, de réclamer, d’exiger !
Un homme élégant sûr de lui l’avait abordé sans façon.
– Voilà, je voudrais inscrire le nom de mon père, la date de son anniversaire et de son décès sur un banc. J’aimerais que ce soit gravé dans le bois par un artiste de mes connaissances, mais je pourrai me contenter d’une plaque commémorative.
Suffoquée, il avait poursuivi avant qu’elle n’ait pu intervenir.
– Bien sûr tous les frais seront à ma charge. Je voudrais qu’il soit installé sur le coteau où mon cher père aimait se promener avec son chien, Milord. J’autoriserai évidemment les gens à s’asseoir, sans rien leur demander en échange !
Elle réussit à rester polie, répondit qu’elle allait étudier sa proposition.
Mais quand elle fut seule elle explosa.
Il ne manquerait plus que cela. Un banc privé qu’il prêterait en grand seigneur, au gueux du village. Ils sont de plus en plus toqués, ils sont de plus en plus zinzins, ils sont de plus en plus fous.
Ce fut la goutte d’eau. Elle voyait rouge. Sa réaction à retardement jaillit du fond de ses tripes.
Non ! Ça suffit, ça suffit ça suffit ! J’en ai assez, ça ne peut plus durer ! J’en ai marre, et tant pis pour ces maudites voix.
Elle nomma sur le champ, un jeune conseiller échevelé du parti écologiste. Elle le trouvait plutôt farfelu, tout feu tout flamme Cependant il ne manquait pas d’idées originales et elle pourrait le manipuler et se réfugier derrière lui si cela tournait mal.
Il fit le tour de la ville, réunit les conseils de quartier, invita tout le monde à un barbecue géant. Il n’y avait pas meilleur moyen pour délier les langues, discuter sans formalité, obtenir des soutiens. Il mit à disposition une urne pour les suggestions. Tout semblait bien orchestré.
Mais très vite la mauvaise foi, les exigences, les disputes, les réunions interminables, commencèrent à l’agacer, l’énerver, lui peser. En catimini sous le coup de l’émotion, crut-il, il prit la décision d’enlever tous les bancs sous prétexte de les réparer et de les peindre tous de la même couleur.
Madame la Maire fut mise devant le fait accompli. Quand on l’informa de son délire, elle approuva cette initiative qu’elle n’aurait jamais osé prendre elle-même. C’était exactement ce qu’elle espérait. Les bancs avaient tous été enlevés au petit matin. On verrait si les employés municipaux se la coulait douce !
Pas de discussion, pas de participation, pas de réunion. Fini !
Elle informa tous les habitants par le journal de la mairie.
– Suite à l’audit du conseiller à l’urbanisme, de réclamation en réclamation, de tracas en tracas nous avons décidé de supprimer les bancs sujet de discordes Vous pourrez marcher, courir, faire ce que vous voulez. Mais surtout je vous demande de participer à la vie de la communauté.
Je remettrai les bancs au fur et à mesure de votre investissement. Chacun devra prendre part à l’entretien du matériel.
Elle était loin alors, d’imaginer que l’idée séduirait et dépasserait les frontières. Elle la propulserait vers une belle place assise à l’Assemblée Nationale. L’opposition tenta de protester sur la méthode mais devant l’adhésion des habitants, ils finirent par se taire.
En attendant, des jours meilleurs les habitants se morfondaient. Sans eux la vie devenait impossible. Ils apportaient leur siège pliant, de camping ou de pêche. Mais souvent il l’oubliait chez eux, sur le terrain ou au parc. Ce n’était plus pareil.
Pendant des années le père Marteau avait déménagé. Dès qu’il avait l’impression d’être suivi, surveillé, il partait. Sa femme et son fils Jérôme en avaient terriblement souffert.
Il craignait toujours que quelqu’un n’ouvre cette fichue enquête.
Il avait eu une chance inouïe. A l’époque le maire était sérieusement occupé avec sa maîtresse dont il était complètement dingue. Il bâclait les affaires de la mairie et ne s’était pas vraiment intéressé à cette histoire qu’il avait enterrée au plus vite.
Le capitaine qui avait démarré les investigations venait d’être nommé commandant en chef aux Antilles. Il attendait cette affectation depuis cinq ans.
Il ne pensait plus qu’à l’organisation de son départ et classa ce fait divers, sans suite.
Aujourd’hui Victor Marteau s’était installé dans cette ville qu’il avait appris à aimer il s’était fait des copains et n’imaginait pas tout quitter à nouveau.
Mais depuis qu’il avait avoué son secret à Olivia, il sentait le nœud coulant se resserrer sur son cou.
– Je dois la faire taire ! Luigi va m’aider, il connaît bien le milieu.
Lors de la mémorable victoire de leur équipe, dans l’euphorie du moment, Luigi avait fait comprendre à demi-mot à Marteau qu’il se cachait lui aussi. Il était lié au grand banditisme.
Mais Luigi n’était pas au rendez-vous habituel.
– Il est parti l’air triste, abattu en ronchonnant. Sans un coin pour se reposer, pour boire un coup de temps en temps, il n’a pas eu le courage de rester, je ne sais pas si nous le reverrons, lui dit un copain.
Le conseiller à l’urbanisme proposa un essai. Les habitants de chaque quartier pourraient venir à l’atelier adopter un banc qu’ils rénoveraient à plusieurs. Ils seraient aidés par un agent de la ville. Réparer poncer, peindre, l’azurer, il y en aurait pour tous les talents.
Ensuite la municipalité leur remettrait officiellement un pass-assis. Il serait impossible de s’asseoir sans le fameux sésame. Tout autre moyen que le banc serait réquisitionné, mis aux enchères. Les profits seraient investis dans le projet.
Marteau ne connaissait rien de Luigi en dehors du terrain de pétanque, pas d’adresse, pas de numéro de téléphone, même pas son nom !
Tandis qu’il se promenait en ville, il l’aperçut enfin.
Luigi sortait de l’atelier municipal sa perceuse à bois sous le bras, le sourire aux lèvres. Il avait décidé de participer à l’Opération Toussassis.
Viviane Le 14 juin 2021