Comment un inconnu fut amené à écrire une lettre à quelqu’un qu’il connaît bien et qui ne le connaît pas par Jonquille

Comment un inconnu fut amené à écrire une lettre à quelqu’un qu’il connaît bien

et qui ne le connaît pas

Marché de Tréboul, au détour d’un étal.

— Alors, rentré de ton escapade !

— Oui, et sais-tu qui j’ai vu la-bas ?… Tu la connais aussi.

— Ah ! Bon. Dis toujours.

— K.N.

— Et qu’est-ce qu’elle faisait là-bas ?

— Du théâtre ! Elle jouait dans une pièce. Elle jouait bien d’ailleurs.

— Tu lui a parlé alors.

— Non, penses-tu. Elle ne me connaît pas, même si moi je la connais bien.

— Comment ? Tu la connais bien, je savais pas.

— D’abord je connais sa mère et elle me connaît.

— C’est ça bien connaître ?

— Ensuite K a été au lycée avec ma fille.

— Alors c’est ta fille qui la connaît mieux que toi.

— Et puis j’ai suivi sa carrière de chanteuse, j’ai tous ses disques que j’écoute souvent.

— Mais ça c’est professionnel, c’est pas personnel. C’est pas pareil !

— Et je l’ai vue en spectacle plusieurs fois.

— Tu penses que ça suffit pour bien connaître quelqu’un.

— Mais je sais des choses, par exemple qu’elle parle plusieurs langues et même le russe dans ses chansons.

— Mais là tu ne me parles que de chansons et ce n’est pas en tour de chant que tu l’as vue. Alors qu’est-ce-qu’elle faisait là-bas ?

— Elle fait une pause. Cela lui arrive de temps en temps, elle est comédienne aussi et pour cette pièce elle a intégré la compagnie pour la tournée. C’est une compagnie vendéenne je crois. La tournée finie, elle reviendra à ses premières amours, comme toujours.

— Tu es bien sûr de ça ?

— Mais puisque je te dis que je la connais bien.

— Eh, bien ! Écris le lui !

— Chiche !

— Et moi, tu me connais comment ?

Et c’est ainsi que celui qui la connaît bien écrivit la lettre qui suit à celle qui ne le connaît pas.

Lettre à celle que je connais bien et qui ne me connaît pas

Bonjour chère K N,

Vous pensez peut-être que c’est un de vos fans qui vous écrit pour vous exprimer toute son adoration et une fois de plus cela vous irrite. J’ai raison n’est-ce-pas ? C’est le genre de «relation », je devrais dire de rapport humain que vous détestez. Vous avez trop de respect pour votre public et privilégiez la simplicité et la sincérité dans les relations même avec des inconnus Et je suis cet inconnu qui vous connait bien.

Je vous suis depuis votre naissance, car j’ai bien connu votre mère. J’ai tendu l’oreille à vos premières vocalises. J’ai accompagné vos premiers pas dans le domaine musical. J’ai entendu parler de vous par ma fille avec qui vous étiez au lycée. J’ai été ému par vos premier textes et l’aisance avec laquelle vous maniez la langue bretonne me fait envie. Vous vous essayez à d’autres langues lors de vos tournées en pays lointains. Outre le français bien sûr et l’anglais et l’allemand, vous avez tâté du russe et du serbe et aussi du gallois de nos cousins d’Outre Manche.

Vous faites de temps à autre une pause dans le déroulement de votre vie de compositrice- autrice et interprète, comme si vous preniez une récréation vous permettant de continuer à créer. Vous devenez alors une comédienne au talent certain. Cela est une ouverture vers un autre univers artistique où la scène est encore le socle. Car c’est bien cela, la scène vous porte bien plus que le studio. Vous aimez le direct et cet échange qui circule dans l’air entre l’auditoire et vous.

Votre préférence va aux petites scènes, plus intimes que les gigantesques espaces dotés d’énormes écrans permettant aux spectateurs de voir les artistes qui, pour ceux qui ne sont pas dans les premiers rangs, deviennent des silhouettes gesticulantes ou figées.

Vous voyez bien que je vous connais, mais pour vous je reste l’inconnu et tiens à le rester.

Recevez chère KN, mon affection mêlée d’admiration et mes vifs encouragements pour continuer dans la voie que vous vous êtes choisie.

Un inconnu du Port-Rhu

Kerlaz, le 17 avril 2021

Les sœurs Farrou

La vieille femme somnole dans son fauteuil près de la fenêtre. Une suite de notes qui s’égrènent à l’étage en dessous met fin à sa somnolence. Son oreille a perdu de son acuité mais elle les distingue et saurait encore les écrire sur une portée. Un demi sourire éclaire les rides de son visage, ses doigts remuent comme si elle même était au piano, mais l’arthrose lui fait perdre le rythme, elle abandonne et laisse son esprit partir à la suite de cet air qui l’entraîne loin, si loin du moment présent.

Elle se souvient.

Une tête blonde est penchée sur la table de la cuisine. Ses mains potelées se déplacent au dessus du plateau. Un doigt ou un autre se pose, se relève, dans le silence. L’enfant ne voit rien n’entend rien. Totalement concentrée, la fillette interprète la mélodie qui court dans sa tête, et ses doigts se posent sur des touches imaginaires : noire, blanche, noire. Absorbée, ailleurs, elle répète sa leçon de piano.

C’est ainsi qu’elle a commencé.

Bientôt elle a eu son piano et de la ronde à la croche et même la triple croche, les notes s’envolaient et emplissaient la maison de leur harmonie joyeuse.

Dorothée, sa sœur aînée, se plaignait de n’avoir plus d’espace pour répéter. Elle s’enfermait au grenier où elle soufflait dans son instrument alors que ses doigts agiles dansaient le long du corps de sa flûte traversière. Sa flûte, elle la dorlotait comme un bébé, la nettoyant après chaque usage, l’enveloppant soigneusement avant de la ranger, rutilante, dans son étui.

Vint au monde la troisième fille de la famille. Dorothée et Rebecca commencèrent aussitôt à rêver : si le goût de la musique la possédait elle aussi (« le démon de la musique », disait le grand-père), elles pourraient former un beau trio.

À l’étage en dessous le piano s’arrête. Rebecca sursaute et ses souvenirs s’éloignent. Dehors les arbustes agitent leurs branches dans le vent. Quelques notes résonnent à nouveau. La gamme. Rebecca retrouve son sourire et le fil de ses pensées.

De quel instrument pourrait jouer la nouvelle venue prénommée Mikaela ? Du violon ? Ce serait possible, à condition qu’il n’en sorte pas de longues plaintes comme celles entendues un soir dans les couloirs du métro, elles en frissonnaient encore. Non, elles voulaient que la musique soit gaie. Du violoncelle aussi ça pourrait aller, ça raconte des histoires. Il faudrait trouver des partitions qui conviennent à ce trio pour l’instant imaginé. Les deux sœurs discutaient à l’infini, échafaudant plan sur plan.

Elles entrèrent au conservatoire où elles attirèrent l’attention de leurs professeurs par la virtuosité déjà acquise. À la maison elles commencèrent à jouer ensemble devant Mikaela qui se trémoussait au moindre son d’instrument. Elles rêvaient d’une affiche où elles seraient réunies : Dorothée, Rebecca, Mikaela, les sœurs Farrou. En fond figureraient leurs instruments respectifs.

Mais la fée de la musique ne s’était pas penchée sur le berceau de leur petite sœur. Elles en furent très déçues. Elles remarquèrent que l’enfant ne s’agitait plus de façon désordonnée sur une mélodie mais d’instinct elle inventait des mouvements, des postures, des pas, elle se déplaçait telle une gracieuse ballerine. Rebecca ferme les yeux, se repassant de joyeuses scènes, dans le salon familial. À défaut d’être musicienne, la petite serait danseuse.

Et cela arriva.

Le temps s’écoulait au rythme du métronome…

Les trois sœurs se retrouvaient à chaque période de vacances chez leur grand-mère. Elles s’entraînaient alors à créer un spectacle à trois. Elles étaient réveillées en fanfare par un voisin, ancien clairon dans la Marine, cela ne les dérangeait pas. Elles travaillaient, imaginaient. Rebecca composait au piano, couchait sur du papier musique les harmonieuses trouvailles ou des accords dissonants, tandis que Dorothée qui possédait une belle voix fredonnait puis chantait des propositions de mélodie que la pianiste tentait de jouer puis de transcrire sur la portée.

Le morceau prêt, les répétitions pouvaient commencer. Mikaela, en danseuse étoile, ce qu’elle était ici, enfilait ses chaussons et imaginait sa chorégraphie qui comptait toujours des plages d’improvisation.

À la fin des vacances le spectacle ravissait la famille et les voisins. Sur une scène aménagée au fond du jardin, dans la grange transformée en salle de spectacle pour l’occasion, les trois sœurs allaient se produire. Quelle excitation ! Elles étaient à l’affiche, réunies comme elles en rêvaient, et peu importe si ce n’était pas un trio instrumental. Mikaela virevoltait, applaudie par un public conquis d’avance. Rebecca l’accompagnait, relayée par Dorothée. Les deux musiciennes se retrouvaient pour un final triomphant qui parfois se prolongeait par un bœuf. Quand le rideau tombait elles s’extrayaient de la fosse et montaient sur scène pour saluer, encadrant leur benjamine.

Comme elles y croyaient !

Le sourire de la vieille femme s’ efface. C’est loin tout ça ! C’étaient les années insouciantes de l’adolescence. Mais d’un coup de baguette leur sort fut changé.

Un accident leur enleva leurs parents. Brusquement leurs rêves d’orchestre et de corps de ballet s’écroulaient.

Désormais elles vivaient chez leur grand-mère, dans cette maison de l’enfance et des vacances heureuses. Adieu le conservatoire ! Le démon de la musique les possédait toujours. Elles ne s’imaginaient pas faire autre chose que la musique.

Dorothée et Mikaela aimaient la musique celte, elles entrèrent respectivement au bagad et au cercle celtique et la bombarde de l’aînée fit bientôt concurrence au clairon du voisin.

Rebecca éclate de rire en se remémorant la tête de celui-ci la première fois où Dorothée fit sonner son instrument au fond du jardin.

La plus jeune mettait sa fantaisie de côté et se pliait sans difficulté à la discipline de la danse traditionnelle. Toutes deux y prenaient plaisir.

Rebecca quant à elles s’accrochait à ses rêves, animée d’une volonté farouche. Elle devint modestement accompagnatrice de chanteur de variétés. Elle fit quelques tournées qui l’éloignèrent, changea plusieurs fois de vedette et par chance remplaça au pied levé un pianiste malade dans un quintette de jazz, quintette qu’elle intégra peu après pour cinq belles années.

Les yeux de Rebecca s’embuent. Elle était toujours fortement attachée à ses sœurs, mais sa vie, exigeante en déplacements espaçait ses séjours dans la maison ancestrale. Cependant elle réalisait presque son rêve; elle n’était pas soliste mais pouvait s’exprimer, cela la satisfaisait.

Le piano prend un tempo plus rapide.

Rebecca se lève, va jusqu’à la petite table où elle prend sa tasse de thé. Le breuvage est déjà froid. Une voix s’élève jouant avec les notes. Rebecca ne comprend pas les mots mais cette voix éveille un heureux souvenir qui fait briller ses yeux. Un jour, après un concert, elle se démaquillait dans sa loge quand on frappa. Un homme élégant, encore jeune, tenait à la féliciter personnellement pour sa prestation. Sa voix était chaude et enveloppante avec un léger accent. Elle le lui dit. « Je suis ténor » répondit-il. Désormais, elle le suivrait partout à travers le monde, délaissant sa carrière, se contentant de quelques récitals mineurs, loin des grandes scènes.

Un étage plus bas le piano s’est tu. Les souvenirs de Rebecca se diluent dans le thé de sa tasse, se noient dans l’eau de l’averse qui ruisselle sur les vitres. Ils ne se réveillent qu’au son d’un piano. Seul le piano a ce pouvoir. Le soir tombe sur le Foyer des Ajoncs, et Rebecca ne sait plus où elle est. Dans le jardin une silhouette s’éloigne, s’arrête, se retourne, regarde vers la fenêtre de la chambre, fait un signe de la main et s’en va. Sa petite nièce qui a reçu d’elle ses premières leçons de piano, Rebecca ne l’a pas reconnue.

Kerlaz, le 26 mai 2021

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