Yannick est pensif, il songe à son anniversaire dans 15 jours. Il va avoir 30 ans. Drôle de cap se dit-il, je passe dans la cour des grands. Il sait que sa femme va encore lui préparer un anniversaire
surprise. Il est sensé se douter de rien, mais ce sera une grande fête avec plein de monde
des amis, la famille. Il croit bien qu’il n’a pas envie de tout ça.
C’est la pause hivernale et il est en vacances. Yannick est joueur professionnel de foot. 10 ans déjà
qu’il passe de club en club selon les tractations de son manager. Il n’est pas malheureux, il gagne bien sa vie. Il a maison, voiture et même depuis quelque temps un chalet à la montagne. Et pourtant c’est comme si tout ceci ne lui convenait pas, ou ne lui convenait plus.
Il revient sur ses débuts de foot. C’était à Kerfraven le petit village où vivent encore ses parents,
qu’il ne voit guère. Capitaine vedette de l’équipe, il était le maître dans les buts.
Comme si c’était hier il se souvient de ce matin très tôt, où tout guilleret il allait prendre son travail
de boulanger. Il marchait dans la rue sourire aux lèvres. En tête les chants et les cris de la veille « on
a gagné » – « we are the champions »…. ça a été la folie au bar des sports ! Tout le monde
s’embrassait, le félicitait. L’équipe de Kerfraven venait de gagner son dernier match de la saison et
cela la propulsait dans la division supérieure. Ce soir là même le coach d’habitude réservé offrait
tournée sur tournée. Une douce ivresse collective créait cette communion.
Le match avait été âpre, l’équipe adverse était agressive et il avait fallu toute son habileté pour
arrêter les tirs. Yannick s’était détendu de tout son corps, les bras en avant pour détourner la balle, il avait arrêté du pied, il avait plongé, il avait boxé le ballon, il encourageait ses équipiers de la voix.
Il se sentait transporté, pas un seul ballon n’aurait pu entrer dans la cage.
Le clou du spectacle avait été lorsque l’équipe de Kerfraven après avoir péniblement réussi à mettre un but, se trouva pénalisé pour une faute de l’arrière. Pénalty. A quelques minutes de la fin du match l’égalité du score mettait fin aux rêves de l’équipe.
Yannick entendait les cris des spectateurs, ils scandaient son nom « Yannick, Yannick.. » C’était
comme si tout reposait sur lui. Il était concentré et en même temps désinhibé, il n’avait aucune
crainte il était sûr de lui. Quand l’adversaire s’avança vers le ballon pour le tir au but, Yannick lui fit un clin d’oeil malicieux, l’air de lui faire comprendre que c’était perdu pour lui. Ceci ne sembla pas perturber le tireur qui frappa la balle vers le coin supérieur des filets, Yannick s’était élancé en une fraction de seconde et il la repoussa de son poing gauche. Le ballon fut repris par un de ses
coéquipiers et tout danger fût vite écarté. La foule était en délire. Ils l’applaudissaient à tout rompre.
Yannick resta en alerte jusqu’au coup de sifflet final et voilà ils avaient gagné le match et un avenir
en division d’honneur. Il fût porté en triomphe, tout le monde avait compris que c’était grâce à lui que le match avait été gagné.
Et ce matin il était encore dans l’euphorie de la veille, arrivé en avance à la boulangerie il était prêt
quand arriva le patron.
- Alors Yannick tu as pu dormir ? Quel match extraordinaire ! Tu as été vraiment le meilleur de tous. Tu sais que dans les tribunes il y avait des recruteurs de Rennes, je pense que tu ne vas pas tarder à avoir des propositions pour aller plus haut. Ce serait bien pour toi non ?
- Je n’y ai jamais pensé, tu sais moi ce que j’aime c’est l’ambiance de l’équipe ici, on est tous
copains. - Tu verras, réfléchis-y un peu. La gloire, l’argent..tout ça n’est pas à négliger pour un jeune
prometteur comme toi. Evidemment moi ça me va si tu travailles avec moi mais je serai fier si tu
perçais à plus haut niveau… Bon allez pour le moment il ne s’agit pas de louper la fournée, au
travail !
La journée se passa dans une ambiance joyeuse dans la continuité de la veille, les clients tenaient à féliciter leur boulanger et traînaient dans la boutique en épiloguant sur le match de hier et comment le travail de Yannick avait payé. Kerfraven avait gagné !
Aujourd’hui Yannick s’interroge, qu’est-ce donc qui m’a poussé à partir faire carrière de foot. Il n’a pas oublié le plaisir du pétrissage, l’odeur du pain qui cuit et le plaisir à sortir des baguettes bien dorées, et craquantes. Il n’a pas oublié ce doux plaisir d’être reconnu par les gens qu’il croisait ici et là, cette joie d’être intégré dans le groupe de copains. Il se voyait bien passer sa vie ici, reprendre la boulangerie à son compte une fois que le patron aurait pris sa retraite.
Bien sûr il aimait jouer au foot. En faisait-on sa vie ?
Pour lui ce n’était plus un jeu, c’était son travail. Il avait changé plusieurs fois d’équipe toujours dans le but de monnayer au mieux ses talents. Il avait un manager qui s’occupait de tout cela. Il se sentait parfois devenu une sorte d’objet que l’on déplace selon l’offre et la demande du marché. Lui n’avait pas vraiment son mot à dire là dedans, il avait signé un contrat.
De quoi te plains-tu, se morigéna-t-il, tu as gagné en dix ans bien plus que ton ancien patron en 40 ans. Il avait gagné de l’argent plus qu’il n’aurait pu jamais imaginé. Il lui avait fallu des sacrifices cependant, tout était programmé dans sa vie, les vacances, la famille, plus de vraies sorties improvisées entre potes, d’ailleurs avait-il encore des amis. Toute sa vie tournait autour des matchs, être en bonne forme physique constamment, toujours prendre soin de son corps, pas d’écart pas de laisser-aller, une vie de renoncement. Tout cela pour offrir le spectacle aux gens qui misaient sur les matchs. Tout à son auto-apitoiement il ne réalisa qu’au bout d’un moment que l’on sonnait à la porte. Il alla ouvrir. Son visage s’éclaira d’un immense sourire à la vue de son parrain qui se tenait devant lui. - Salut Yannick
Ils s’embrassèrent - Que je suis content de te voir, dirent-ils en même temps
- Me voilà pour ma petite surprise d’anniversaire dit son parrain, regarde je viens de finir de mettre Didine sur ses roues.
Dans la cour un combi Wolswagen trônait rouge étincelant - Alors voilà…
Rappel du chapitre précédent : Yannick, à l’approche de ses 30 ans, revient sur son parcours de vie,
il s’interroge sur le sens de sa vie, soudain l’arrivée de son parrain qu’il n’a pas vu depuis longtemps. Yannick, éberlué reste sans mot dire.
- Tu ne m’invites pas à rentrer ?
- Si si bien sûr, entre, installe toi dans le salon, je te fais un café ?
- Oui ça me va. Belle maison dis donc, c’est agréable cette vue sur la mer.
- Tu trouves, je n’y suis pas souvent à vrai dire et je n’ai pas toujours l’impression d’être chez moi !
- Je n’ai pas oublié, bientôt ton anniversaire. C’est toujours un cap comme on dit, à part le fait que la vie peut continuer pareil ! Enfin j’ai voulu marquer l’évènement. Comme j’ai su que tu étais en congés. Oui Laetitia, ta femme me l’a dit.
- Tu connais Laetitia ?
- J’ai eu son numéro avec ta mère et on a fait connaissance de cette manière, je m’inquiétais de toi.
Yannick garde comme une épine dans son coeur de n’a pas avoir invité Jean, son parrain à son
mariage il y a six mois. Ils ne se voyaient plus depuis si longtemps. Pourtant son parrain, était
comme son grand frère, c’était sa référence. Il adorait quand tout petit il l’emmenait avec lui dans des virées improbables. Il avait 15 ans de plus que lui et une joie de vivre à toute épreuve. Toujours souriant, la blague immédiate et d’une gentillesse sincère. Alors pourquoi donc ne s’étaient-ils éloignés l’un de l’autre ? Pour être honnête Yannick n’avait pas supporté le mariage de Jean, une femme venait lui prendre son parrain, il n’était plus le seul être préféré. Il avait réalisé qu’il ne pouvait pas partager l’amour qu’il lui portait et peu à peu il s’en était éloigné, il était profondément jaloux c’était évident. Comme si Jean avait lu dans ses pensées il lui dit : je sais bien toutes ces années on ne s’est pas vu, mais ce n’est pas une raison pour continuer ainsi. Tu ne sais peut-être pas mais mon mariage a capoté, on a divorcé il y a cinq ans. Pourquoi se termine une histoire d’amour je ne sais pas mais c’est ce qui s’est passé. Toi tu ne l’as jamais aimé ma Jeannine, tu ne lui trouvais que des défauts quand je t’en parlais, je m’en souviens.
Pourtant j’étais heureux quand je l’ai rencontré. Je voyais mon avenir tout beau, on se mettrait
ensemble dans une petite maison avec un jardin, je continuerai mon travail au garage et elle
trouverai un poste d’institutrice à côté, je ne voyais aucun problème. Je ne me suis pas aperçu que tu
t’éloignais de moi, que tu n’étais plus content de me voir.
Bien sûr tout ne s’est pas passé comme je l’avais imaginé. Jeannine ne supportait pas l’odeur du
cambouis, mes mains tâchées, mes horaires élastiques pour contenter le client. Elle rêvait de
quelqu’un disponible pour elle, tout le temps, et puis elle voulait des enfants. Et moi je disais on a le temps, on verra plus tard, je n’étais pas prêt. La vie ne va pas toujours comme on l’a rêvé !
Et puis je me demande si je ne me suis pas fait avoir. J’ai entendu il y a peu l’histoire d’une femme qui à force de récriminations a tenté d’obtenir le divorce à son avantage, je m’interroge parfois si ce n’est pas ça qui s’est passé, elle s’est lassée de moi, ou je me suis lassée d’elle.
Et maintenant je me retrouve sans rien, ma maison c’est ma voiture, du boulot je n’en ai plus depuis que mon patron a pris sa retraite, je n’avais pas les moyens de racheter le garage. Comme tu peux constater ce n’est pas brillant d’un point de vue économique ! Mais je me dis que c’est un mal pour un bien, j’ai envie de découvrir autre chose. Alors voilà mon idée : on prend la route avec Didine et on s’en va à l’aventure. Qu’est-ce que t’en dis ?
Yannick est plongé dans ses réflexions, ainsi son parrain est libre encore comme quand il était
enfant. Mais ce n’est plus pareil, il n’y a plus le droit à l’insouciance. - Je ne sais pas si je peux me permettre, tu sais j’ai des obligations, je reprend l’entraînement dans
une semaine. - Et c’est ce que tu as envie ?
- A vrai dire je me pose beaucoup de questions, je ne sais plus où j’en suis.
- Alors c’est peut-être le moment de franchir le cap. De se donner le temps de savoir ce que l’on veut de sa vie. Bon c’est un peu sérieux tout ceci mais qu’est-cce que l’on risque à essayer ? On se
supportera bien une semaine non ? - ça fait tellement longtemps que je n’ai rien fait d’improvisé, j’en ai un peu peur mais oui tu as
raison, je ne pourrai qu’avoir des regrets de ne pas l’avoir fait. Je suppose que tu as tout prévu et que Laetitia est au courant. Elle est chez ses parents pour un temps, je crois qu’elle a du mal à supporter toutes mes questions existentielles. Un peu d’air pour tout le monde !
Jean se sentait satisfait de sa démarche, il avait vu juste en imaginant ce programme d’aventure.
Enfin aventure était sans doute un bien grand mot, ils avaient de quoi loger dans le combi, il y avait de quoi se nourrir, se laver alors, l’aventure juste dans la destination.
Yannick se dépêche de remplir son sac à dos avec quelques vêtements, nécessaire de toilette, sac de couchage et de bonnes chaussures de marche. Il ne peut s’empêcher d’embarquer un ballon de foot avec lui. Ils s’installèrent dans le combi, Jean au volant, Yannick à côté. - Et maintenant vers où va-t-on ?
- Pourquoi pas vers le centre Bretagne, je ne connais pas vraiment ce coin, ça sera calme il ne doit
pas y avoir grand monde. - Parfait tu prends la carte et tu me guides.
Tout tranquillement ils allèrent à petit train, la voiture n’était pas de la première jeunesse loin s’en faut et elle pouvait monter à 80 km/h en descente ! Pas beaucoup de risque de dépasser les vitesses autorisées. Ils se sentaient bien, pas besoin de parler, chacun appréciait juste le moment présent. Sur le bord de la petite route qu’ils avaient emprunté, un homme faisait du stop. - On s’arrête, il y a de la place à l’arrière
L’homme ne correspondait pas à l’idée que l’on peut se faire d’un auto-stoppeur, âgé d’une
soixantaine environ, cheveux grisonnants, veste de cuir et jeans, un attaché-case à la main, grand sourire de quelqu’un qui se sent sûr de lui. - Bonjour vous allez où ?
- Je vais à St Glen, c’est à 25 kms d’ici, vous pouvez m’avancer ?
- Oui montez à l’arrière, on vous emmène.
Faire connaissance entre les trois hommes fût naturel, « je m’appelle Albert » leur dit l’auto-stoppeur. J’habite St Glen depuis toujours et j’en suis le maire, j’ai raté le dernier bus, je n’ai pas eu de chance, pour une réunion qui a duré plus longtemps que prévu. Interpeller les deux hommes sur leur raison de se trouver dans la région parût naturel à l’autostoppeur.
Raconter leurs déboires personnels leur prit le temps du chemin. Jean mécanicien sans travail,
Yannick footballeur désabusé et boulanger dans l’âme. Penser à ces destins croisés, laissa Albert songeur. Une idée pointait dans l’esprit du 1er magistrat de la commune.
Arriver à St Glen les laissa sur leur faim, ils avaient encore besoin de bavarder, aussi Albert les
invita chez lui. De toute façon c’était l’heure de la pause pour cette première journée.
Laisser Didine reprendre des forces était nécessaire s’ils voulaient continuer leur chemin !
Continuer la conversation tout en préparant leur repas, les amenèrent à l’heure inévitable de
l’apéritif. Trinquer à plusieurs reprises créa un lien amical entre les trois hommes.
Exposer son idée prit à Albert un peu de temps. Il leur expliqua que la commune attirait de
nouveaux habitants, de jeunes couples y construisaient leur maison, mais il y manquait de la vie, de l’animation, les gens ne se connaissaient pas. Se croiser en voiture était devenu le seul lien entre riverains. Il n’y avait pas du tout ce sentiment d’appartenir à une même communauté. Et cela était bien triste soupirait Albert . Vouloir que cela change était son souci premier,
Proposer des commerces au habitants devenait inévitable, une boulangerie, un garage par exemple, si l’on voulait que le village s’anime. Imaginer que leur rencontre fût fortuite, Albert ne pouvait y croire, quelque chose de puissant les avait poussés sur cette route, ils étaient destinés à cette rencontre. Et déjà il s’enflammait
le 12/02/2021
Tout en allant et venant comme un ours en cage ou comme un ministre dictant une lettre, Albert déclinait ses idées. J’espère que dis-je, j’aspire, je souhaite au plus profond de mon être que le bonheur de vivre investisse ma commune. J’entrevois, je vois, j’imagine, je distingue toute cette envie de vivre au pays. Il jouait de ses mains, il levait les bras au ciel, il enlevait ses lunettes, il les remettait tout en continuant sa péroraison.
Il se délecte, il savoure, il se gargarise de ses propos, ignorant le silence de ses invités qui pensaient
secrètement : mais qu’il se taise, qu’on le baillonne, qu’on le muselle. Quelquefois l’ivresse apporte une facilité d’élocution, Albert bientôt, ne se sent plus de flatter ses hôtes en leur démontrant que leurs qualités leur assureraient ici un métier, un avenir.
Aussitôt Yannick évoque l’immaturité de son projet, alors un atelier pour Jean, une boulangerie pour moi ensuite quoi donc ! Enfin reconnais-le, tout cela n’est qu’aventure improbable.
D’abord il faut étudier en prenant en compte le pour et le contre, on ne peut pas imaginer que tout à coup les gens changent leurs modes de vie.
Premièrement lance Jean, est-ce que nous en avons envie ?
Soudain il prend son téléphone le consulte et dit aujourd’hui nous avons fait une centaine de kilomètres, demain nous avons prévu de continuer notre périple. Si hier on m’avait dit que je m’arrêterai si rapidement je ne me serai pas lancé dans ce voyage. Avant tout nous avons notre balade à concrétiser. Cependant, reprend Albert, vous ne pouvez pas négliger ma proposition, vous voilà déjà embarqués avec moi. Depuis que nous nous sommes rencontrés c’est désormais une aventure que nous faisons à trois. J’avais jadis imaginé ce genre de rêve, songe Jean, mais jamais je ne me lancerai sans être sûr de réussir. Maintenant il faut juste un peu de temps, puis retrouver le lien perdu avec mon filleul. Quand l’angelus sonna au clocher, Albert leur servit un autre verre, il faut souvent trinquer à plusieurs reprises pour mieux se connaître leur glissa-t-il en souriant. Il y a toujours, tôt ou tard une solution qui convient à chacun.
Il est évident reprit Yannick que là tout de suite il est hors de question d’aller plus en avant sur ton idée. Ici ou ailleurs je ne peux me lancer dans la reprise de mon ancien métier sans m’être remis dedans auprès d’un professionnel. Et puis je ne peux pas laisser derrière moi toutes mes années de foot.
Ah oui c’est vrai se moqua Albert, monsieur a devant lui encore une grande carrière.
Le ton de la conversation devenait là un peu acide. Jean leur dit c’est assez, il nous faut aussi penser à repartir demain. Autant allez se reposer, et demain on verra beaucoup plus clair.