15 décembre 2125 de Pascale Bodin

15 décembre 2125. Zoé fête son vingtième anniversaire. Journée particulière.
Dès sa naissance, les yeux du monde entier étaient tournés vers elle. Le roi et la reine avaient une
descendance. Une jolie princesse de 52 cm pour 3,390 kg. Une chevelure brune héritée de sa mère,
le nez en trompette hérité de son père. Une destinée héritée de la lignée familiale.
Son enfance et son adolescence passées entre nourrices et voyages d’affaires en famille lui ont
inculqué peu à peu les règles de bienséance et de gouvernance liées à son rang. Le jour de ses 20
ans, elle prendrait la place de ses parents. Cette loi avait été votée il y a si longtemps qu’on ne se
posait plus la question. La force de la jeunesse prenait les rênes, assistée de l’expérience de ses
ascendants. Une transition en douceur et en longueur.
Mais c’était sans compter sur les rébellions de l’année 20.
Un groupuscule de complotistes a disjoncté tous les services de gestion des flux
électromagnétiques, bloquant ainsi l’ensemble de la planète dans ses échanges commerciaux et
humains. Chacun était confiné dans son territoire, en ayant la réserve énergétique de se déplacer sur un seul kilomètre alentour. Par chance, les drones-markets étaient fonctionnels pour livrer les doses nourricières et gélules réparatrices. Seule l’information était diffusée en continu sur les parois hologrammes des immeubles. Isolés et manipulés, les citoyens se sont monté le bourrichon contre leur gouvernement, s’estimant privés de leurs libertés.
Ce blocus politique avait fortement secoué toute la stratosphère mondiale, entraînant la chute de
tous les modèles socio-politiques en cours depuis deux siècles.
En ce 15 décembre 2125, Zoé devait accéder au Siège. Les événements en ont décidé autrement.
Sa popularité lui a toutefois permis d’être choisie avec dix autres personnes pour animer la nouvelle société appelée « néocratie », basée sur le partage des compétences. Leur mission était de veiller à la mise en place des doléances des citoyens, en priorisant les actions proposées lors de la convention collective et en déléguant les tâches aux experts régionaux. A l’initiative du peuple, une évolution majeure consistait à valoriser le pays grâce au PIB, Potentiel Important Bonheur. Zoé aimait travailler avec Félicien et Noham sur ce programme réjouissant : apporter la sécurité physiologique et matérielle, instaurer une estime sociale et personnelle, jusqu’à l’épanouissement de l’individu.
Depuis la création du PIB, chaque région avait constaté une croissance exceptionnelle de la joie de
vivre. Les habitants vivaient en bienveillance avec les espaces et les espèces, ils faisaient preuve de
créativité et de solidarité entre eux. Après réflexion, le coup d’état a été une formidable opportunité
pour l’ensemble de la planète.
Ce matin, Zoé arborait un air anormalement soucieux juste après avoir discuté avec Rina la
référente du pôle santé. Elle avait rejoint la visio-réunion quotidienne et informait ses camarades
d’un nouveau virus se propageant via les gènes-codes : le MORbid-20. Ce virus s’attaquait aux
algorithmes de codage des ARN messagers et provoquait la morosité chez tous ceux qui en étaient
infectés. Zoé soulignait qu’un laboratoire de recherches microscopiques, autrefois financé par les
lobbys aérochimiques, avait développé en peu de temps un vaccin. Ce pourrait être une bonne
nouvelle, mais celui-ci avait un effet secondaire non négligeable : il impactait la durée de vie et
réduisait son espérance de 40 ans environ.
Choisir entre vivre ou sourire. Dilemme.
Les jeunes étaient dans un premier temps abattus par cette triste nouvelle. Que faire ?
Si la vaccination était déployée, les habitants risquaient de mourir plus tôt que prévu ; la population finirait par rajeunir et perdrait la sagesse des anciens, les familles déjà séparées géographiquement se verraient orphelines plus tôt, les transmissions intergénérationnelles subiraient des pertes importantes, de nouveaux espaces de cryoconservation devraient être déployés pour stocker les dépouilles.
Si la pandémie s’installait, la population serait gagnée – ou perdue – par la morosité, les conflits
réapparaîtraient avec les guerres civiles, biochimiques et microbiologiques, les habitants risquaient
de s’enfermer et de se laisser périr à petit feu, les initiatives citoyennes finiraient par s’éteindre peu à peu. L’heure était grave.
La mise sur la place d’un vaccin anti MORbid-20 se décidait à la majorité et nécessitait un
référendum. Les jeunes choisirent de consulter les anciens sur l’utilité d’un tel référendum. Ne
serait-il pas plus judicieux de prendre une décision en comité restreint et de l’assumer ? Préparée
depuis de longues années à la gestion d’une communauté, Zoé pensait sincèrement que la
responsabilité d’une telle décision leur incombait. Or, comme cela concerne la vie quotidienne des
citoyens, ceux-ci étaient dans leurs droits de connaître les options et dans leurs devoirs de choisir la
meilleure – ou plutôt la moins mauvaise.
Organisé en urgence, le référendum a donné raison au vaccin. Une écrasante majorité a opté pour
une vie plus courte et heureuse.
Zoé ne cessait de faire les cent pas dans son studio au 327ème étage de la tour Verte, se rongeant les
ongles colorés à la poudre de garance. Ce tic était typique de son anxiété et de sa colère. Zoé
ruminait, pestait contre les limites du fonctionnement en néocratie. Elle était intimement convaincue qu’une solution permettrait de vivre longtemps et heureux. Lorsqu’une idée de génie lui est apparue.
Dans un premier temps, tous les habitants étaient invités à rédiger leurs rêves et leurs envies les plus folles, à raconter les bêtises les plus loufoques, à noter les blagues les plus drôles. Ces écrits furent consignés dans un disque dur appelé « Ana » et enfermés dans un coffre fort.
Ensuite, tous les habitants se contaminèrent avec le Mor-bid20. Tous ? Non, seule Zoé ne participait
pas à cette opération, elle seule subit la vaccination. Elle devait rester maîtresse de ses émotions
pour guider les habitants. Dès qu’elle avait connaissance d’une morosité primaire, elle invitait le
citoyen à lire et relire sa page de l’Ana, et d’autres pages si le traitement ne suffisait pas. Peu à peu,
les habitants ont retrouvé le sourire, la joie de vivre, les projets renaissaient. La victoire contre la
pandémie était en très bonne voie. De plus, le bonheur fit un pied de nez au virus. Les pronostics
scientifiques furent déjoués et la vie retrouvera peu à peu sa longévité.
La vieillesse prématurée avait rendu Zoé vulnérable. Alors, elle s’est isolée dans son petit studio
jusqu’à la fin de ses jours. Elle avait une vue imprenable sur la joie de la cité.
Pascale

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