Table rase par Yves T. (2)

Table rase.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, ses paupières retombèrent instinctivement. Comme pour étendre la nuit. Longtemps sans doute. Longtemps encore, car rien ne l’incitait à s’activer. Tenter le moindre mouvement lui semblait impossible. Sa tête tintait de mille fracas. Ses membres pressés sous de lourdes charges la faisaient souffrir à chaque geste. Puis un cri de douleur libéra le silence. Sans le décider vraiment, elle dressa le torse. Un nouveau cri fendit le vide. C’était donc sa voix qui brisait sa sourde angoisse ?

Rien ne vivait autour d’elle. L’aube naissante lui offrit un filet de lumière  : elle vit des décombres enchevêtrés former sur elle un linceul de planches, de gravats  et de ferrailles. Aucun souffle, aucune âme qui vive. Était-ce la mort ? Ou était-ce l’enfer ?

Pourtant elle se souvint du temps d’avant, quand la Terre grouillait de plusieurs milliards d’humains. On se haïssait respectueusement. On s’entre-tuait généreusement. Mais, au moins, on ne restait pas si seul. Là, elle se sentait oubliée, abandonnée. C’était triste à mourir. Était-elle si seule à subir un tel sort ?

Pourtant, elle aurait pu fournir la liste de beaucoup de personnes de sa connaissance qui auraient mérité de se joindre à elle. Mais on ne lui a pas demandé son avis !

Des souvenirs plus précis émergeaient peu à peu de sa pauvre mémoire.

De sa naissance dans une « bonne famille », parisienne de surcroît, de ses brillantes études , de son magnifique mariage. Dans son appartement de l’île Saint Louis, n’avait-elle pas élevé deux très chers enfants, aussi beaux et aussi intelligents qu’elle ? Et l’office de chaque dimanche à Notre Dame ? ça ne comptait pas, non plus ?

Alors pourquoi ? …

Pourquoi était elle réduite à geindre ici, à croupir dans cette solitude ? Elle si droite, magistrate si réputée et même au-delà du périphérique, elle qui a gravi si vite tous les échelons de la hiérarchie ! Quelque chose ne tournait pas rond… Dieu est bien ingrat. Il restait à porter plainte  …

Son délire la plongea à nouveau dans le sommeil.

Au réveil, une image éclaira instantanément, d’un éclat brillant, son souvenir  : le visage du Solitaire de l’Île Saint Louis lui apparut. Louis Bourgeon, le ménestrel et son accordéon, le troubadour de la liberté, le pourfendeur des conventions sociétales, la bonne conscience des « bobos de l’île ». Elle se souvint comment Louis s’était effacé discrètement dés qu’un indélicat lui avait révélé une prétendue appartenance filiale. Louis, l’oiseau-lyre décida alors de se retirer. On ne le vit plus sur son banc , là ou il chantait et sifflait comme l’oiseau sur la branche.

-« A quoi bon ? avait-il fait savoir, depuis que l’on m’a attaché un fil à la patte, je ne peux plus voler de mes propres ailes »,

Elle ne s’en remit pas. Car secrètement, elle l’aimait follement, Louis. Son Louis. Elle en avait rêvé, de jour comme de nuit, et s’était promise de lui prouver la profondeur de ses sentiments et la force de ses désirs. Elle était prête à tout rompre pour cela et à tout quitter pour lui : mari, enfants et travail. Alors, le moment n’était il pas choisi de faire « table rase ?

Voilà pourquoi, oubliant les blessures, tout son corps, son cœur, ses bras et ses jambes se levèrent dans un élan forcené et fendirent, sous un nuage de poussière, les décombres dont elle était couverte. La robe noire de magistrate dont elle étai vêtue était craquée de toutes parts, le sang coulait encore sur ses membres, ses cheveux cachaient une partie de son visage tuméfié. Se devinant enlaidie, hésitante sur ses jambes, perdue au milieu d’un spectacle inimaginable, elle tremblait de peur, incapable de reconnaître les lieux. Tout n’était que désolation, tout était immobile. Aucune trace de vie, autre que la sienne, aucun indice ne lui confiait la moindre chance de comprendre. Ni ne lui offrait la moindre raison d’accuser le coupable de ce désastre total.

Certes, au plus près de ses souvenirs, la pandémie Covid 19 avait sévit, mais le lien ne lui tombait pas sous le sens. Certes, le virus avait muté en 2024, en pleins Jeux Olympiques de Paris, faisant défiler les confinements plutôt que les athlètes. Champion, le Covid 24!

Certes, en ce début d’année 2026, la nature grondait de partout suite au réchauffement de la planète : submersions et inondations ici, incendies dévastateurs là, fracturations terrestres ailleurs… Les atteintes à la planète avaient bruissé de toutes parts et s’étaient subitement accélérées. Mais là, cette fois, elle ne pouvait ni ne voulait croire ses yeux embués : toute vie avait cessé.

Elle longea au plus près un canal tracé au creux des failles de ce capharnaüm enchevêtré d’ éboulis et d’amas de toutes sortes. Des pierres roulaient sous ses pas. Des matières difficilement identifiables finissaient de moisir ou de brûler encore. Malgré les odeurs âcres de l’eau stagnante et les puanteurs exécrables des fumées lourdes et poisseuses qui tentaient de s’élever du sol, elle gravit les obstacles avec beaucoup de précautions, le regard élevé. Il s’agissait d’éviter tout incident qui l’aurait plantée là, définitivement.

Mais au fond, de quoi se méfiait-elle  ? C’était déjà l’enfer ! Que pouvait-il lui arriver de pire ? C’est surtout que ce luxe d’attention la poussait à chaque pas à oublier l’échéance de la prochaine étape dont elle craignait le dénouement. Ne plus penser, fendre le temps, écraser le vide. Car espérer une rencontre ? un miracle ? une apparition ? Louis Bourgeon, peut être ? … ne serait sans doute qu’utopie.

Égarée le temps d’un éclair dans ce rêve insensé, toutes les larmes de son corps jaillirent de son cœur, essorant jusqu’à son dernier espoir sur son visage délavé.

Un petit morceau d’une branche morte tomba sur sa robe, elle venait du platane. Elle s’approcha du gros arbre à la peau lisse et pâle, et le caressa de la main comme une bête. Son pied heurta, dans l’herbe un morceau de bois pourri. C’était le dernier fragment du banc où elle s’était assise si souvent avec les siens.

Yves, le 02 décembre 2020

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