Fleur de l’île.
Depuis tout ce temps qu’elle se trouvait là, près du platane, l’accoutumance finissait par la gagner.
La vie était réduite au minimum. Elle reconnaissait à peine cette banlieue verte où elle était s’était jadis retrouvée si souvent en famille. La villa n’était plus que ruines, des pans entiers de murs s’étaient écroulés et les plus grosses poutres en chêne ne retenaient plus que les monceaux de détritus en travers des routes et des chemins. Comme ils semblaient interdire aussi le passage à des souvenirs heureux.
Pourtant chaque jour nouveau elle essayait de refaire le chemin de sa vie d’avant, Florence. Oui, elle en était sûre maintenant, Florence était son prénom. Il lui revenait en tête. Elle entendait encore résonner l’écho de ces trois syllabes. Il chantait dans la voix de ses parents. C’est Florence ! avait elle conclu dans un cri de victoire, comme lorsque son père et sa mère appuyaient bien sur le « ce » pour exprimer leur fierté d’avoir mis au monde ce petit prodige : « Flo-ren-sse »
Mais pour le nom de famille, elle ne savait plus. Ou bien ne voulait-elle plus chercher les noms qui suivaient la particule ! A quoi bon ? Cela n’avait plus aucun sens…. Pour autant que cela en ait eu un jour, pensait-elle, désormais.
Peu à peu l’image du prodige s’effaçait, La précoce virtuose du piano qu’elle fut, la « danseuse étoile » en devenir, la collectionneuse des prix d’excellence qu’elle avait été à son école, laissaient place désormais dans son esprit au petit singe savant que l’on avait exhibé lors des rencontres dominicales avec les amis.
Puis on lui avait « choisi » l’École de la Magistrature. Comme papa. Tout fut parfait dans ce parcours de conte de fée puisqu’on s’arrangea même pour qu’elle y croise un prince. Ils se marièrent et firent deux enfants. Car cela « se faisait », aussi.
Là, sous son platane pollué par les vagues effluves du passé , la mémoire lui revenait comme autant de regrets. Elle se disait que si c’était à refaire, elle aurait préféré apprendre à s’amuser. A vivre ses rêves et ses envies de fantaisie. Et surtout à aimer. A être elle-même en quelque sorte. Elle pensa à Louis. Elle repensa à son secret. Et se remit à pleurer désespérément sur sa misère sentimale.
Jusqu’à ce que, d’un coup de pied rageur, elle poussa dans le marigot le morceau de banc, dernier vestige de ce passé familial de cette vie « bien assise », certes, mais tellement bancale.
La page était tournée. Florence pourrait peut être avancer maintenant.
Puis, comme elle le faisait depuis quelques temps, elle ramassa quelques fruits sauvages encore attachés aux branches d’arbres qui comme elle, avaient résisté à la débâcle. Elle avait aussi repéré quelques légumes dans un potager et réussi à allumer un feu de bois pour se préparer une soupe dans des récipients récupérés.
La vie revenait tout doucement et Florence lui découvrait un goût de liberté qu’elle ne soupçonnait pas.
De temps à autre, au loin, quelques objets tournaient dans les airs et la rendaient songeuse.
Étaient – ce des montgolfières ?
D’autres qu’elle avaient ils réussi à survivre ? Peut être que certains humains commençaient à s’organiser ?
Les réponses à ces questions lui semblaient encore prématurées tant le choc l’avait bouleversée. Mais elle y pensait. Malgré les blessures qui la faisaient encore souffrir, son état s’améliorait sensiblement. Et puis, je n’ai plus rien à me mettre ! sourit-elle . Car l’idée de voir refluer vers elle ce souci de mode, convention d’une vie révolue et devenue désormais tellement dérisoire, l’amusait .
En revanche elle allait bientôt manquer d’eau potable et cela, elle ne pourrait l’assumer longtemps encore.
Florence ne pensait plus qu’à revivre et se préoccupait maintenant du lendemain. Avec envies et espoirs.
En vérité, une merveilleuse nouvelle venait de la transformer.
Elle en chavirait d’émotion. Son ventre avait bougé légèrement. Caressant la soie de sa peau, des mouvements répondaient à ses mains de velours. Et lui arrachèrent une extase indescriptible. Son secret, ses moments d’amour clandestin d’avant la catastrophe avaient bel et bien pris corps.
Elle a déjà trouvé le prénom. « Fleur de l’île ». Cela rendra certainement Louis Bourgeon, « Son Louis » heureux. Et fier de sa descendance.
Florence venait de quitter le platane en courant, sans se retourner, folle de joie. Avec la même force que celle qui l’avait propulsée au dehors des décombres quand l’image de Louis avait illuminé son réveil. Cette fois, elle entendait déjà au lointain un air d’accordéon venir à sa rencontre. Elle avait une irrépressible envie de danser.
Yves 14 12 2020.
Fin de la trilogie des nouvelles :
1 Une branche contre un bourgeon.
2 Table rase
3 Fleur de l’île.