Abdoul et Nabucco
Noël approche, des guirlandes illuminent la place et les boutiques, des cantiques liquoreux fusent dans les rues. Ca sent les marrons grillés. Les pavés luisent.
Des livres, partout ! Des piles branlantes, au milieu desquelles on se faufile, et même on s’y perd ! Un labyrinthe qui sent le papier, le cuir, la poussière.
Une grande table de vieux chêne ciré, tâchée des ronds de tous les verres qui s’y sont posés, s’appuie au mur, sous des étagères remplies de pots de couleurs, de pots de crayons, de pots de pinceaux, de soucoupes, de rouleaux de papiers anciens, papyrus, parchemins papiers de soie…
Sur un pupitre un ouvrage en cours, un parchemin couvert à moitié d’une étrange calligraphie, qui ne ressemble à rien, mais c’est très beau .
La lumière est chiche, diffusée à travers une fenêtre à petits carreaux en culs de bouteille, verts ou dorés.
Quand un curieux ose pousser la porte, une cascade de grelots prévient le maitre des lieux. Alors, un vieillard chenu, à la longue barbe blanche, relève la tête et dévisage l’intrus de sous ses lunettes cerclées d’or. Il observe l’arrivant d’un œil méfiant, pointe un doigt tremblotant vers l intrus, et pose sa question rituelle qui jusqu’ici désarçonne tous ceux qui ont franchi le seuil de cet antre inquiétant.
« AS-TU TROUVE L’ENTREE DU CHEMIN QUI MENE A LA FELICITE ? »
En général, on bredouille, on tergiverse…
Mais aujourd’hui, tout a changé..
Abdoul vient d’entrer dans la boutique. Haut comme trois pommes à genoux, il tortille une mèche de ses cheveux crépus d’un air étonné. Ses grands yeux noirs ont fait le tour de l’impressionnant capharnaüm, et se sont arrêtés aux pieds du vieux.
Il lève la tête et plonge droit derrière les lunettes du vieux, affrontant son regard, comme ça direct, sans trouille ni tremblement ! Il n’hésite pas le gosse, il y va bille en tête, il renifle un peu la morve qui glisse vers sa bouche, se gratte la tête, et lâche un sourire à vous faire fondre, en remontant son pantalon guenille.
Nabucco, le vieux scribe fossilisé au milieu de ses livres est surpris, intrigué par ce gamin venu de nulle part, à moitié moricaud, qui semble n’avoir peur de rien, surtout pas de lui !
Il se reprend, et débite sa ritournelle, d’une voix caverneuse, pour intimider le gamin :
« As-tu trouvé…. Le gosse l’interrompt…
– Ok j’connais l’histoire, tu l’as déjà dit… d’abord, le premier pas sur ce chemin, c’est un abri … Je viens de loin, d’un désert de sable où je cramais le jour, et grelottais la nuit,j’ai traversé la mer, me suis perdu sur cette terre, j’ai volé un train… Et me voilà.
Le vieillard hoche la tête… « Très bien. Et maintenant, petit malin, il te reste une épreuve : j’attends ton chef d’œuvre !!! L’enfant semble déstabilisé…
Le vieux sorcier ricane.- « On fait moins le fier, là !!!
-Siou plait, m’sieur, j’pourrais dormir dans votre cagibi, juste pour celle nuit, ça commence à neiger…Siou plait ?
Nabucco ne comprend pas ce qui lui arrive : une émotion soudaine l’envahit, une onde de bonté le frôle et le réchauffe !!!
Des siècles que ça ne lui est pas arrivé. Bon sang, on dirait que je m’attendris. Quel sale morveux !
-Alors juste cette nuit, mais tu dois trouver le chef d’œuvre, OK ?
Abdoul acquiesce et promet… « Demain matin sûr j’aurai trouvé, m’sieur, promis ! »
Le gosse se demande ce qu’il pourrait inventer, mais bon on verra demain.
La nuit tombe tôt en ce moment. Le vieux quitte les lieux, éteignant la pauvre lampe qui donnait si peu de lumière, et ferme sa boutique à clé. Le gosse va se pelotonner sous la table, et s’endort en boule, au milieu des bouquins…
La nuit est profonde, sans étoiles.
Mais bientôt, avec les guirlandes de la rue qui clignotent, la boutique semble s’animer… Les grelots de la porte égrènent des ritournelles.
Sur les rayonnages, les livres battent le rythme en claquant du bec- non, de la couverture- Les rouleaux s’étirent, se déroulent en baillant.
Pinceaux, calames, et crayons s’agitent. Un ballet s’organise. La plume fichée dans un encrier vient gratouiller le mioche.
Ça le chatouille et le réveille… « Suis-moi » dit la plume avec autorité.
Abdoul le petit prince se frotte les yeux en baillant et s’approche de la table où le manuscrit brille de tous ses feux. « Sûr que toi, tu dois connaitre cette écriture, » lui assène le calame… J’ai déjà vu ça dans un livre sur ton pays, assure HB le crayon taillé bien pointu. Un gros livre au dos de cuir s’agite sur le rayon.. Oui oui, chez moi on écrit comme ça !
Un super beau pays, ajoute papyrus, un rouleau réveillé par cette agitation.
L’enfant n’en croit pas ses yeux… Sur le parchemin en chantier, les lettres s’agitent, s’agencent en un poème ancien, que sa maman lui avait appris, il y a longtemps, si longtemps. Il parlait de Dieu, pas celui qu’on fête bientôt ici, mais le Dieu du désert…( Le même en fait !) De bonté, du bonheur de vivre et d’aimer , sans distinction, de couleur, de langue, de pays, d’écriture …
Un gros pinceau de poil de chèvre, dodu et soyeux à souhait, vient s’abreuver à l’encrier et se glisse entre les doigts de l’enfant.
Abdoul a compris. Il s’affole :
Mais je ne sais pas écrire !je n’ai pas appris, là bas dans le désert !
Un livre d’école qui suivait la scène, entrouvert sur son étagère, claque des pages avec impatience. « Allez petit, lance toi, je vais t’aider… Ca s’apprend, l’écriture !
Alors Abdoul le petit prince se saisit du pinceau et d’un geste délicat trace de magnifiques arabesques sur le parchemin tendu dans son cadre..
Toute la nuit, il aligne les signes, de droite à gauche, plongeant avec délice le pinceau dans l’encre noire, enchainant les gestes amples et ronds, caressant la page avec sensualité… C’est magique ce poème qui se déroule et emplit tout l’espace !
Au petit matin épuisé, l’enfant s’endort enfin. Pinceaux crayons plumes et rouleaux se figent à nouveau dans une immobilité sage quand Nabucco entre et s’approche du manuscrit. Stupéfait, il n’en croit pas ses yeux : le parchemin est parfait, fini, complet ! Un chef d’œuvre… Nabucco, qui peinait sur cet ouvrage écrit dans une langue et une écriture inconnue, s’aperçoit qu’il comprend le texte !! C’est limpide, et c’est ce morveux va nu pied qui vient de lui montrer le chemin de l’amour et de la sérénité… !!!
Sol