Tous les matins, lorsque je sortais de mon lit après une nuit blottie sous le gros édredon de plumes,
l’aboiement du chien sonnait l’heure exacte du lever, 6h30, juste avant le gong de la demie heure au
clocher de l’église.
Puis tout se mettait à bruire, le tracteur partait aux champs, les vaches en troupeau, toujours
quelques unes à la traîne toujours quelques autres sautant sur les autres, toujours « bousant » sur la
route, toujours abîmées dans leurs pensées d’herbes folles et le bruit de leurs babines coupant ras
l’herbe mouillée « scruntch », quel bonheur, d’y penser, le sourire parade sur mes lèvres qui
croquent la tartine.
Quelque soit le jour, sauf le dimanche, grand-père avouait une petite fatigue tandis qu’il chargeait le tube de beaux morceaux de viandes, de pâtés, d’écheveaux de saucisses et de saucissons, dont le
saucisson rouge, déjà coloré et goûtu, la tranche sacrée offerte aux enfants, entre deux doigts, à
hauteur du minois, le cadeau quoi !
Ces bruits familiers claquaient, les portes des frigos, les crochets esse sur la barre d’étendoir, les
plats blancs en plastique, jamais ouatés ces matins de semaine, mais énergiques, entraînants,
quelques gros mots et engueulades sur le commis boucher un gentil gars dont le sang se glaçait à
chaque remontrance, puis tout se calmait, une bonne bourrade dans le dos, il ne boudait plus, sûr
d’avoir ce fameux CAP boucher en fin d’apprentissage, le père Marcel, le patron, noté 100 % de
réussite à la présentation de ces garçons à l’examen, une de ses fiertés.
En présentation entre les caissettes blanches, les fameuses barrettes vertes de fausses pelouse
paradant telles des divas derrière la vitre en plexi.
Et voilà le patron, fonçant de village en village dans la vibration des arbres agités du vent matinal.
Klaxons courts ou sonneries longues, les portes des maisons s’ouvraient, porte-monnaie couvé par
deux mains rougies, noir et souple, léger de quelques pièces ou d’un beau billet de 50 F, pas le St
Exupéry, le Racine.
Brille la lame des couteaux, le chrome de la balance juste, les cancans, le petit dernier, il zozote le
pauvret, le jeune militaire nommé adjudant Chef, la future mariée et sa robe brodée, le Général et
son ton du devoir.
Grand-mère à la maison tendrement, causait de son jardin qu’elle allait bêcher et chérir, elle faisait
bisquer ses voisines, ses haricots étaient si hauts, si denses, elle ne boudait pas son plaisir de les
équeuter pour la prochaine mise en bocaux, croquants, verts, jamais moisis.
Et moi ébahie de tant de savoirs, ceux de la terre, du bois à fendre, des mirabelles à cueillir, ceux
des récoltes à garder, et tous ces animaux, ces nichées, couvées par les paysans, toutes membres de
la famille, les renards, les hérissons, les chats, quelques couleuvres, quelques réfugiés parfois, dont
la chienne Mirette en quête du bout de viande chez d’autres maîtres aussi gentils que les siens, mais les gobets du boucher, tout de même « je m’y connais ».
Allais-je me marier à Luc, Philippe, Eric ? Allais-je devenir la brue de la mère machin ? Des bottes,
un tablier, des vaches du lait ? Me rendre à la capitale et œuvrer dans la réclame, la « pub » ?
Allais-je alunir moi aussi sur mon lopin de vie ? Où, par quel chemin ?
Et pourquoi pas chanter dans les opérettes, à l’Alhambra, danser avec Zizi Jeanmaire jusques aux
Amériques, et pourquoi pas ?
Alors la vue d’une marguerite, blottie dans une touffe d’herbe, d’un rayon de soleil glissant entre les
feuilles, d’une flaque d’eau dans une ornière où se mirait le bleu du ciel, me remuaient, m’attendrissaient, en me redonnant des sensations lointaines comme l’écho de mes émotions de
toute jeune fille, quand je rêvais par la campagne.