Emile et Antoine
Pas âme qui vive ce matin au parc St André. La statue d’Atlas portant le globe terrestre sert de perchoir aux pigeons, les feuilles d’automnes valsent avec le vent d’automne.
La grille s’ouvre enfin. Deux petits vieux accélèrent le pas dans la mesure de leurs moyens, afin de prendre place sur un banc. Toujours le même depuis des années. Le banc rouillé à l’abri des regards. Emile et Antoine pourraient y graver leurs prénoms comme deux jeunes adolescents.
Antoine, grand et mince, un nez proéminent, des cheveux blancs à la Einstein, toujours en costume, cravate (rouge), est le plus âgé. Emile, rondouillard, vêtu d’un pull déniché aux puces, baskets aux pieds, lent tant au niveau intellectuel que physique est le plus jeune, mais l’apparence est trompeuse. Les voilà installés. Un moment de silence entre les deux hommes, puis Emile interroge :
- Alors, comme ça, tu as écrit un livre
- Oui, répond Antoine en remontant ses lunettes qui lui dévorent le visage
- Et tu l’as perdu !
- Non, il a disparu ! Ce n’est pas la même chose !
- Ben, tu l’as pu, c’est pareil…. Tu as fouillé partout ?
- Bien sûr, imbécile. Justement, serais-tu d’accord pour venir trifouiller l’appartement à nouveau avec moi ?
- Je vais te faire une confidence, Antoine : je déteste ton logement. C’est l’antre d’un sorcier, un capharnaüm sans nom. A croire que tu n’as rien jeté depuis l’âge de tes couche-culottes !
- Je te remercie, cela me touche. Viens-tu oui ou non ?
- Oui, mais dis moi, il parle de quoi ton bouquin fantôme ? C’est auto…..truc ?
- Autobiographique !! Il raconte ma vie, mes parents, mon enfance, mes amis
- Ah !! Et tu parles de moi ? Cela m’étonnerait, tu m’as toujours dit que je n’avais pas une parcelle d’intelligence, parfois même que j’avais une araignée au plafond ! Je me souviens comme tes moqueries me blessaient, surtout celles qui concernaient la chorale religieuse dans laquelle je chantais. Tu étais mauvais, et personne ne disait rien
- Arrête un peu, Mimile, on ne va pas entamer une dispute maintenant. Je ne comprend pas pourquoi mon livre a disparu, alors, soit tu m’aides, soit tu restes là !
- Je te suis, mais franchement, je ne vois pas qui pourrait s’intéresser à ton livre à part toi, alors, il est mal rangé, c’est tout.
- Allons inspecter chaque centimètre, tu verras bien !
Les deux compères se mettent en route. Le parc grouille de familles avec enfants à présent, le silence s’est envolé accompagnant les oiseaux. Les toboggans sont pris d’assaut. Ils traversent le jardin public lentement, la bouche d’Antoine arborant une grimace de dégoût devant tant d’agitation. Sa cravate rouge de travers, pigmente son allure de vieillard bourgeois déchu.
L’appartement d’Antoine se situe de l’autre côté du parc, un petit immeuble ancien, désuet, avec balcon, au fond d’une petite cour. Un joli puits donne au lieu un air bobo. Emile souffle, s’éponge le front, avance à la vitesse d’une tortue. Il maugrée, suivre cet homme sans pitié lui montre sa faiblesse face à l’influence autoritaire d’Antoine. Dans la cour, son regard se tourne discrètement vers le puits, un imperceptible sourire se dessine sur ses lèvres.
- Faut prendre l’escalier, Emile, l’ascenseur est en panne. Deux étages, ça va aller !
- Une minute, je m’assied. Tu pourrais balayer les marches, c’est immonde.
- Fais attention, tu sais que certaines sont instables Emile s’accroche à la rampe et grimpe en faisant une halte au premier palier – Tout ça pour un pauvre bouquin que tu as perdu et que de toutes façons, personne n’aurait lu, franchement ! – Voilà, nous y sommes, répond Antoine, rajustant sa cravate avant de pénétrer dans son royaume.
- – C’est quoi ce bruit ? On dirait une perceuse !
- – Ho ! Oui, c’est la voisine, l’hystérique ! Elle a embauché un cuisiniste pour des travaux d’embellissement, m’a-t-elle dit !
- – Elle est bien rembourrée ta voisine ha! Ha!
- – Bon, cela suffit, Emile, on inspecte.
Comment décrire le logement d’Antoine ! Des livres jonchent le sol, des étagères soupirent du trop plein de vaisselle sale, des plaques d’immatriculation décorent les murs fissurés, des parpaings soutiennent la porte du buffet, une vieille machine à coudre fait le bonheur des toiles d’araignées, une imprimante inutilisable attend le papier ! Emile cherche la chaise pour s’y laisser tomber.
- Tu veux que nous cherchions ton livre là dedans ? C’est impossible ! Tu peux m’expliquer pourquoi tu gardes tout ce bazar – Mais, je l’ai posé là ! Dit Antoine, en pointant son doigt déformé par l’ arthrose vers la table. Tu vois bien, il a disparu ! – Il a glissé, c’est tout ! Tu as regardé sous les draps ? Antoine ne l’écoute pas. Devant son psyché, il brosse son costume avec application, c’est une marotte, une maladie. L’image qu’il véhicule est plus importante que tout, il en a toujours été ainsi. Puis, il s’écrit à nouveau : Mon livre, mon livre a disparu !! Il perd la tête se dit Emile.
- – Il était là, sur la table, j’en suis sûr ! Il parlait de nous, Emile, de notre enfance, de nos parents, de nos souvenirs. J’avais noirci des feuilles et des feuilles, je les avais agrafées. Notre vie Emile, toute notre vie !!
- – Il s’appelait comment ton bouquin ?
- – Emile et Antoine, bien évidemment !
- – Oui, suis-je bête. A mon avis, quand tu auras rangé tout ton fourbis, tu le trouveras.
- – mon fourbis, comme tu dis, ce sont les signes de notre histoire
- – Bon allez, moi je file, à demain, au parc.
- Antoine s’est assis, la tête dans les mains. Il perd la mémoire sans doute, et pourtant, il le voit son tas de feuilles couvertes de son écriture fine.
- Emile traverse la cour, s’approche du puits, et appuyé sur la margelle, regarde le fonds. Il est là, ton livre Antoine. Je l’ai lu et l’y ai jeté. Il moisit dans l’eau croupie, c’est tout ce qu’il mérite. Tu parles de notre enfance, Antoine, mais nous sommes deux frères qui n’avons pas eu la même. Toi, l’enfant chéri que tu dépeins si bien et moi ? Ecris tu les coups de ceinture du père sur ma peau tendre d’enfant ? Ecris-tu les humiliations quotidiennes ? Les quolibets à l’école ? Toi, l’aîné, fierté de la famille qui réussissait à l’école. Ecris tu les privations quand on m’enfermait à la cave ? Où étais tu alors ?
Aujourd’hui, disparus tes souvenirs heureux, disparues les réprimandes, disparu ton livre qui me fais penser à de la guimauve. Disparu au fonds du puits ton manuscrit plein de mensonges et de non-dits. La parcelle de cerveau qui m’a été attribuée a vomi ton livre, Antoine. Mon identité qu’on m’a volée sera sauve.
J’ai aimé ce nouvel épisode des vieux fourneaux! C’est cocasse et ça fait du bien! bravo.
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