Gagné par Pascale Bodin

Victor n’en revenait pas. Le coeur battait la chamade sous sa salopette, les mains transpiraient, le
front et les dessous de bras aussi. Il relisait pour la trentième fois le petit papier orange qu’il avait entre les mains.
G A G N É !
Le message était clair : c’était lui l’heureux gagnant du voyage à Paris.
Comme chaque année, les enfants de l’école du bourg passaient chez lui pour les tickets de tombola.
Il leur prenait un ticket, au cas où comme on disait. Tout le monde espérait gagner le gros lot, mais
toujours il y avait un seul gagnant et la chance ne voulait guère de lui. Sa voisine avait pourtant
gagné un repas pour 4 dans un très très bon restaurant du coin. Alors, Victor avait acheté deux
tickets aux petits jeunes car il les avait trouvés fort polis. L’un des tickets avaient été tirés au sort à
la fête de fin d’année. Les enfants étaient passés ce matin pour lui apporter son gain.
Il avait gagné !
A lui la promenade en bateau mouche, à lui la descente des Champs Élysées à bord d’une 2CV
Charleston, à lui la tour Eiffel et le repas au 2ème étage avec vue imprenable sur la capitale, à lui les stars et personnalités du musée Grévin, à lui la journée à la cité des Sciences, à lui la visite de l’Arc de Triomphe, du Sacré Coeur et de la butte Montmartre, à lui la soirée au Moulin Rouge.
Victor réalisa soudain qu’il n’avait jamais quitté le Finistère. Il lui était arrivé d’aller à Quimper à la Préfecture, à l’époque où le services des cartes grises était ouvert au public et qu’il fallait attendre des heures et des heures pour récupérer le fameux sésame. Il lui était arrivé d’aller dans la grande galerie commerciale, ébloui par les éclairages puissants et les fonds musicaux, mais étourdi par la foule compressée courant et flânant.
Il était allé jusqu’à Brest, Brest même, car un copain était parti travailler à l’Arsenal. Il avait eu
l’occasion de découvrir cette ville portuaire, ces remparts parfois gris, parfois bruns, selon
l’ensoleillement, la rue de Siam qui était plus facile à descendre quand on avait déjà tout descendu,
le pont de Recouvrance qui vibrait aux passages des bateaux.
Il était allé dans les Monts d’Arrée jusqu’à Brasparts pour rendre visite à tante Ginette. C’était haut
et c’était loin de la mer, malgré la proximité du lac. Tout était vert, quand le soleil luisait. Sinon,
c’était gris de brume ou blanc de neige. Le centre Finistère était trop unicolore à son goût.
Il était allé au Cap Sizun avec des copains. La côte sauvage lui plaisait, surtout le ballet incessant
des oiseaux nourrissant les petits calés sur le bord des falaises. Le vent rabattait sans cesse sa mèche sur le mauvais côté, ce qui lui cachait la moitié du visage et lui chatouillait le nez. Les embruns lui dégageaient les narines. Un bon bol d’air iodé, il n’y a rien de mieux pour ravigoter un homme. Victor était habitué à la mer, les espaces infinis, les éléments qui dirigeaient la vie. Le soleil cuisant, les embruns brûlants, les vagues dérangeantes. Il côtoyait les animaux marins lorsque son bateau le conduisait aux Glénan. Dauphins, requins pèlerins, fous de Bassan, petits pingouins et phoques étaient de formidables compagnons de route. Victor avait racheté le bateau de Norbert et l’avait baptisé « Charles Marie » du nom de ses défunts parents.
Il posait ses casiers dans la Chambre, au coeur de l’archipel. Tourteaux et araignées étaient ensuite
vendus à la halle de Trévignon chaque jour que la météo le permettait. L’été, les touristes le faisaient bien rire quand les crabes leur pinçaient les doigts ou que les goélands frôlaient leurs casquettes trop neuves. Le moment le plus drôle était celui de la fiente coulant sur la jolie robe de madame ou parmi les frites du petit dernier. A la fin de la saison estivale, Victor était soulagé de ne plus entendre les questions un peu idiotes des vacanciers. Le calme revenait peu à peu, les goélands
pouvaient s’égosiller à nouveau.
Victor se rendit compte qu’il allait devoir faire ses valises et prendre le train. Il espérait partir de la
gare de Rosporden car il ne connaît pas bien celle de Quimperlé, encore moins celle de Lorient.
Pourvu qu’il n’y ait pas de correspondance à Rennes et que le train soit direct jusqu’à Paris.
Ensuite, comment fera-t-il ? Le stress apparaissait.
Pour les bagages, il ignorait quelles tenues emmener. Les bottes et le ciré seraient peu
recommandés. Cette pensée le fit sourire. Il lui faudrait aller à Concarneau dans l’un de ces
nouveaux magasins de vêtements pour acheter un pantalon et un pull. Il faudrait prendre rendez-vous chez Maryvonne pour rafraîchir sa coupe. Son teint buriné respirait l’air de la mer, ses cheveux clairs mettaient en valeur ses yeux bleu océan. Il garderait ses souliers bien habitués à ses pieds, cela lui éviterait les ampoules.
Victor commençait à se projeter. Il allait à la bibliothèque pour trouver des informations sur les
visites prévues. Il se renseignait sur les monuments principaux. Il regardait les images. Les gens
souriant devant la tour Eiffel, les visiteurs s’amusant pendant les expériences, les groupes suivant
religieusement leur guide. Peu à peu, Victor commençait à compter les jours avant le grand voyage. Un peu comme les enfants avant la venue du Père Noël. Quelle aventure ! Il serait à Paris dans 3 mois jour pour jour. Lui ? Victor ?
Il n’avait pourtant pas bien regardé le verso du ticket… : Escapade pour 2
personnes à Paris

Mari-Jo, 74 ans, Concarneau. Elle a vécu en Île-de-France, plus précisément à Asnières dans les
Hauts-de-Seine. Elle se souvient de l’avenue d’Argenteuil où elle habitait au 6ème étage avec
ascenseur, au-dessus de la boucherie Halal, devenue magasin de tapis d’orient, puis épicerie de fruits et légumes. A quelques pas, se trouvait la rue commerçante des Bourguignons puis la gare de Bois-Colombes qu’elle fréquentait tous les jours ouvrables pour se rendre au quartier d’affaires de la Défense. Trois quarts d’heure de train pour s’engouffrer dans la vie trépidante et professionnelle.
Trente quatre ans de ville pour s’engouffrer dans une retraite pétillante en bord de mer. Son défunt
conjoint étant originaire du Finistère, c’est tout naturellement vers la Ville Bleue qu’elle a jeté son
dévolu il y a 13 ans. L’annonce de Victor a fait resurgir des souvenirs, un petit manque, une petite
envie de profiter encore un peu de la capitale, peut-être une dernière bouchée avant de laisser le
gâteau à d’autres, saupoudré des odeurs et des bruits qui lui étaient quotidiens.
Jordan, 37 ans, Ergué-Gabéric. Cet homme au corps d’athlète est un chorégraphe formé au centre
international de la danse à Paris, à l’European Dance Developement Center aux Pays-Bas et à l’Art
du Mouvement Expérimental. Il cherche sans cesse des défis inédits pour laisser son corps
s’exprimer et inviter tout à chacun à cette formidable expérience. Il avait envie de retrouver les
sensations parisiennes, les vibrations typiques de la ville de Lumière. Il imaginait Victor engoncé
dans son vieux ciré jaune, mélange de force marine et de laisser-aller célibataire. Le challenge du
chorégraphe était de faire danser ce corps novice sur le Champ de Mars, sous les yeux de la Dame
de fer et des passants. Cela sera un sacré challenge.
Anne-Charlotte, 28 ans, Quimper. Après des études à Sciences Po, elle souhaite retrouver le rythme
de la vie parisienne, entre culture et terrasses, foule et joggeurs, brouhaha et espaces verts. Elle
aimerait revoir les bâtiments historiques de la rue Saint Guillaume et aussi jeter un oeil au chantier
place Saint Thomas d’Aquin où évolueront les prochaines promotions en 2022. Accompagner Victor
lui permettrait de transmettre ce qu’elle a découvert il y a quelques années et lui d’apporter un regard plutôt naïf sur la capitale. Anne-Charlotte est curieuse de cette aventure.
Albert, 71 ans, Saint-Yvi. Agriculteur à la retraite depuis quelques années, il continuait à donner un
coup de main à la ferme reprise par son fils Pierre. Les vaches étaient des reines. Albert les
bichonnaient : brossage, lavage, massage. Il leur proposait des balades dans les prés au gré des
ballades classiques. Il était convaincu que la musique adoucissait les moeurs des humains et des
animaux. Albert était fier de montrer la médaille de 1983. L’une de ses bêtes, au doux nom de
Marguerite, avait remporté le premier prix au salon de l’agriculture de Paris, dans la catégorie des
vaches laitières. Une semaine de festivités pour les agriculteurs, les animaux, les fabricants de
machines agricoles et les organisateurs. Le Télégramme et Ouest-France en avait fait leur une,
Albert était devenu une star à l’égal de Marguerite. Son amour des bêtes lui avait fait oublier peu à
peu le terrible chagrin lié au décès brutal de sa femme Thérèse. Les barrières ne s’étaient pas
baissées, le train de Rennes était arrivé, et puis terminus. Albert était toutefois partagé entre l’envie
de découvrir enfin la capitale et la crainte de prendre le train. Il comptait sur le côté sûrement
bourru de son compagnon de voyage pour profiter sereinement du voyage.
Tom, 20 ans, Rosporden. Il allait régulièrement à Paris. Pour affaires. Son petit commerce local
fleurissait, sa clientèle s’agrandissait. Il avait développé son réseau dans la région. Discrètement. Il
avait réussi à conquérir la confiance des uns et des autres. Son profil passe-partout apportait aussitôt la confiance. Sa jeunesse écartait la méfiance. Tom espérait que Victor n’aperçoive ni ses sachets d’herbes, ni ses barrettes. Une occasion en or de passer incognito.

A côté de lui, une femme âgée. Visage ridé, peut-être fatigué par le travail physique, peut-être usé
par les aléas de la vie. A-t-elle la soixantaine ? Peut-être. Difficile de lui donner un âge. Difficile de
lui donner un prénom. Elle serait de la génération des Annie, Catherine, Régine, Liliane ou
Françoise. Des bottines à lacets, des soquettes mi-bas qui ne cachent pas tout le mollet, un pantalon
en prince de galle dont l’ourlet du bas a déjà été rallongé. Un gilet bordeaux déformé, dont la poche
droite camoufle à peine un mouchoir brodé de petites fleurs. Un foulard rouge, rose, un peu des
deux. Un rouge à lèvres qui porte bien son nom car rouge il débordait. Des lunettes à double foyer,
avec une monture métallique marbrée gris-bleu. Des cheveux mi-courts, mi-longs, au ton auburn
décoloré et aux racines datant probablement de 4 mois. Elle était assise, les yeux rivés sur son
ouvrage, les doigts agiles tricotaient et détricotaient un semblant d’écharpe multicolore. Telle
Pénélope, elle attendait. Elle attendait. Mais, elle attendait quoi ?
Lola et Lou, 21 ans, Quimper. Elles étouffaient des rires de gamines en regardant leurs écrans de
smartphone. Les deux copines inséparables avaient envie de découvrir la capitale. Quelle aubaine
pour elles d’être tombées par hasard sur le journal. Elles profiteraient de l’occasion pour préparer
leur dossier d’études sur l’aménagement des villes fluviales, contrairement à leurs camardes de
promotion cantonnés sur Nantes ou Angers. Pendant ce temps, elles visionnaient les dernières
publications de Norman et Cyprien. Mais là, on n’a plus la « ref ».
Martin, 49 ans, Concarneau. Une asperge blanche d’1,91m, enroulée dans un costume bleu marine,
posée sur des souliers propres et chics. Les mains à plat près des genoux. Les épaule basses et en
arrière. Le menton relevé, l’épi rabaissé. Il fixait le mur face à lui, intrigué par la trace d’un ancien
tableau resté suffisamment longtemps accroché là pendant que la tapisserie changeait de couleurs.
Tout était calculé. Martin répétait dans sa tête les stations de métro de la ligne 1. Porte Maillot.
Argentine. Charles de Gaulle – Étoile. Georges V. Franklin Roosevelt. Champs-Élysées.
Clemenceau. Concorde. Tuilerie. Palais Royal – Musée du Louvre. Louvre Rivoli. Châtelet. C’est là
qu’il descendait pour rejoindre le cabinet de comptabilité de Monsieur Lotteau. Le code d’accès aux
bureaux étaient le 22-29, code inchangé pendant les 18 ans de bons et loyaux services du Breton,
comme un clin d’oeil au bout du monde. Au décès du patron, Martin était revenu s’occuper de sa
mère. Ligne 1. Le Lay. Malakoff. Jean Jaurès. Malakoff. Gare. Espace jeunes. Kerandon. Le saule.
Square. Maison Blanche. Keramperu. Martin n’empruntait plus cette ligne depuis que sa mère s’était envolée pour le paradis des mamans. Or, Martin voulait encore se rendre utile. Victor aurait
forcément besoin de ses services pour se déplacer dans une ville aussi grande que Paris. Martin
serait son guide.
Josiane, 55 ans, Elliant. Elle venait d’envoyer un énième message à sa fille Juliette. Belle comme un
ange, sa fifille avait l’âge du mariage. Si intelligente. Si jolie. Mais ça, elle l’avait déjà dit. Josiane
radotait un peu. Sa fille était d’une splendeur irréprochable. Un teint parfait. Un sourire idéal. Des
yeux brillants. Comme elle. Sa brillante fille avait une situation professionnelle enviable. Et son fils
Yanis, adorable beau gosse intelligent, était un coeur à prendre. Le gendre rêvé, bien élevé, poli,
serviable. Une jeune fille bien éduquée lui conviendrait. Josiane avait promis de lui suggérer
quelques connaissances. Peut-être faudrait-il qu’elle arrange des rencontres lors d’une fête. Comme
elle l’avait fait pour Juliette il y a quelques années. Voilà que Mimi son bichon blanc commençait à
tirer sur sa laisse. Son petit trésor n’avait guère l’habitude de traîner dans des endroits comme ça.
Josiane voulait pourtant que la petite chienne découvre du pays. Les voyages forment la jeunesse,
comme on dit. Il faudra qu’elle demande au monsieur comment régler les places supplémentaires,
peut-être qu’un forfait famille est envisageable. En effet, Josiane ne se voyait pas partir sans Juliette, ni Yanis et encore moins sa Mimi.
Georges, 68 ans, Névez. Il est retraité de la marine. Et veuf. D’habitude, c’est plutôt les hommes qui
partent avant leur femme ; là, c’est comme ça. La mer et les bateaux le lient à Victor. Georges espère que le gars ne sera pas trop bavard. Il n’aime pas les gens embêtants.
Adeline, 67 ans. Ex-directrice artistique à Paris, elle passait toutes ses vacances, et aussi certains
déplacements professionnels, à voyager à travers le monde. Nombre de capitales étaient à son actif.
Toutefois, elle préférait partir seule. Un pays, un point de chute, un sac à dos. Le reste est organisé
au jour le jour sur place avec les locaux et les opportunités. Elle s’est déjà retrouvée dans des coins
perdus et extraordinaires, seule dans un gîte avec vue sur le Chimborazo Ecuador, point culminant
de l’Équateur, ou hébergée dans une famille péruvienne à Iquitos sur l’Amazone, ou dans
l’orphelinat de Pattaya en Thaïlande. Elle s’est déplacée en fourgonnette parmi les noix de coco, à
dos de dromadaire ou éléphant, ou dans des trains de l’extrême, selon les moyens locaux.
Aventurière elle était, aventurière elle resterait. Elle avait envie de partager son expérience avec
Victor.
Bertrand, 31 ans, SDF. Sans domicile fixe et sans difficultés financières. Bertrand avait vendu ses
appartements en région parisienne pour alléger sa vie et revenir à l’essentiel. Il logeait au gré des
petits boulots qu’il trouvait. De l’huile de coude contre un lit et un repas. Il avait traversé la France,
découvert des coins insoupçonnables et des gens authentiques, comme Pierre forgeron héritier de
plusieurs générations au Crest dans le Puy de Dôme, Gaspard et son château en chantier depuis plus de 20 ans sur les rives de la Loire, Catherine et Christian éleveurs de chèvres à Saint-Bonnet-sur-Gironde, Simon tailleur de pierre pour la cathédrale d’Amiens. Bertrand avait envie d’une
parenthèse dans sa vie. Un petit saut dans le passé.
Roseline, Jacques, Hugo, Sylvaine, Marina … Hommes, femmes, jeunes hommes, jeunes femmes,
tous se regardaient sans essayer de se voir. Concurrents d’un jour.
Victor avait réuni ce petit monde au café du coin pour choisir qui irait à Paris.


Quelle belle brochette de personnalités, toutes aussi différentes les unes que les autres, toutes aussi
surprenantes les unes que les autres. Un échantillon de notre société à croquer. Un peu de tout, un
peu de nous, un peu de chacun de nous.
Comment Victor pourra-t-il choisir ?
Mari-Jo, 74 ans, Concarneau, nostalgique de sa vie parisienne.
Jordan, 37 ans, Ergué Gabéric, passionné défiant et dansant ses rêves.
Anne-Charlotte, 28 ans, Quimper, assoiffée de connaissances et nourrie de transmissions.
Albert, 71 ans, Saint Yvi, aussi labouré que sa terre et pourtant presque intact.
Tom, 20 ans, Rosporden, commercial un brin déjointé.
La dame sans nom, sans âge, sans origine connue, perdue dans son univers, son corps, sa tête.
Lola et Lou, 21 ans, Quimper, tellement inséparables quand elles piaillent.
Martin, 49 ans, Concarneau, hypermnésique ou toqué, selon…
Josiane, 55 ans, Elliant, ni bobo, ni gaga, ni mémère à sa Mimi.
Georges, 68 ans, Névez, rien à dire.
Adeline, 67 ans, avide d’espaces, sur Terre et au-delà.
Bertrand, 31 ans, SDF, retour aux sources et à l’humanité.
Ainsi que Roseline, Jacques, Hugo, Sylvaine, Marina…
Comment Victor pourra-t-il choisir ?
Pourquoi plutôt l’un que l’autre ? Quels sont ses critères de choix ? Qu’a-t-il envie d’offrir ?
Un temps de découvertes touristiques ? Une envie de retrouver un peu de passé décomposé ? Une
compagnie à la solitude ? Une entracte à une vie tragi-comique ? Une île de France loin de la mer ?
Un grand corps bleu ciel entre des têtes d’immeubles et deux bouches de métro ? Une balade dans
une jungle urbaine ?
Comment Victor pourra-t-il choisir ?
Bonne question.
Plouf plouf.
Am, stram, gram, Pic et pic et colégram…
Trou, trou.
Une oie, deux oies, trois oies…
Mais le sort décidera.
Comment Victor pourra-t-il choisir ?
La lourde tache me revient d’écrire la suite de son histoire.
Choisir à sa place.
Pile ou face.

Quelquefois, Victor s’interrogeait sur le bien-fondé de sa quête. Arriverait-il à choisir qui irait
bientôt à Paris parmi la liste de prétendants tout aussi originaux et attachants les uns que les autres ? Un agriculteur veuf, une retraitée parisienne, un danseur passionné, une organisatrice de vie, une
inconnue paumée, un jeune évaporé…Aussitôt, il se remémorait sa surprise lorsqu’il avait découvert qu’il était le gagnant du voyage. Paris, la tour Eiffel, le Moulin Rouge, la Seine, le Sacré Coeur, et tout, et tout. Comme dans les rêves.
Alors, Victor se surprenait à gribouiller des commentaires, tirer au sort, froisser ses petits papiers,
annoter tant et tant face à cette diversité, ce drôle d’échantillon de la population. Après avoir choisi,
il se persuadait que c’était la solution idéale, évidemment. Ensuite, il réfléchissait à nouveau. Enfin,
il hésitait, gribouillait, froissait. D’abord, il crût qu’il allait avoir de belles surprises en cette compagnie. Un homme, une femme, un jeune, un vieux, un indépendant, un collant, un extraverti ou un timide. Tout un monde à explorer. Quelle aventure !
Tout à coup, il prit conscience de l’étrangeté de sa démarche.
Imaginez : un inconnu vous offre un voyage. Pire que « un inconnu vous offre des fleurs ». Car un
bouquet finit par faner. Mais un voyage, même s’il a un début et une fin, il importe de partager du
temps, et pas seulement un peu, du temps pour l’autre et du temps pour le lieu qui se découvre.
Premièrement, Victor eut à nouveau peur de partir. L’excitation du voyage était retombée comme un soufflet. Soudain, il se posait les questions de compatibilité de caractère. Tout grand timide vous
confirmera combien il est désagréable de se frotter à un expressif imposant. Toute personne active
conviendra qu’il est difficile de tolérer l’oisiveté. Nos traits de personnalité, c’est la loterie.
Aujourd’hui, gagné. Demain, perdu. Hier, à revoir. Avant… et bien, avant, c’était… avant. Quand il
était simple de s’adresser à des inconnus sans que cela n’inquiète personne.
Cependant, à force de ressasser, de tourner, de tergiverser, de retourner la question, de guetter le
moindre indice… le temps passait. Déjà un mois de passé. Il n’en restait que deux depuis l’annonce
du résultat du tirage. Désormais, Victor devait sérieusement se prononcer, enfin dire qui irait à
Paris. Jadis, il serait parti avec Jeannette, la fille du garde champêtre. Un joli brin de fille qui lui plaisait bien. Un joli brin de fille qui l’attirait. Jamais il n’aurait imaginé qu’avec son sourire malicieux, ses yeux bleu satin, ses fossettes bien marquées, elle serait un jour rentrée au couvent. Maintenant, le bon dieu l’avait pour lui tout seul. Puis Victor se rappelait quand il lui adressait des mots doux à sa façon, souvent le soir, toujours avec une sérénade qu’il essayait de lui jouer près de sa fenêtre, assez tard alors que tout le monde était supposé avoir sombré dans les bras de Morphée. C’était sans compter que le garde champêtre se levait bien tôt et qu’il avait tout à coup mis fin à cette amourette. Victor déguerpit tout de suite. Il n’avait pas accepté se faire découvrir de la sorte et perdre sa dulcinée.
Depuis, il cherchait sa place, sa moitié, son objectif de vie. Ici ou ailleurs, en mer ou sur terre.
Autour de lui, peu d’amies. Dedans son cercle professionnel, pas d’amies, que des hommes fort
costauds pour s’occuper des bateaux. Il ne se voyait pas regarder les filles par derrière, et encore
moins dessous. Il scrutait devant lui, là, au loin, à la recherche d’une vie rocambolesque qui
l’entraînerait dans un tourbillon moelleux. Ainsi rêvait Victor.
Assez fier de son parcours professionnel, il aurait aimé en être tout aussi ravi de sa vie personnelle.
La vie se devait de lui apprendre que le chemin qui nous est destiné pouvait apporter autant de
contrastes que le jour et la nuit ensemble. Beaucoup de patience, encore plus de surprises, environ
un tiers de rêves, guère plus de train-train, peu ou prou de fantaisie, tout de folie, un peu de
réalisme. Pourtant, cette vie était celle de Victor.
Toutefois, notre bon vieil ami n’a toujours pas pris de décision. Têtu comme une mule, une
bourrique ou même un griset, Victor n’avait encore donné sa réponse.
Cependant, le temps pressait, même s’il s’écoulait à allure identique. En effet, les postulants
attendaient une réponse prochaine. Puis Victor se devait de dévoiler le nom de l’heureux élu, ou
celui de l’heureuse élue. C’est pourquoi Victor continua à réfléchir.
Par ailleurs, il se souciait du qu’en dira-t-on. Un homme seul dans un petit village est forcément
catalogué, soupçonné, surveillé. Son choix sera par conséquent analysé, épluché, commenté.
Assurément, Victor devrait faire preuve d’une stratégie irréprochable. Certainement ne pas choisir
une jeune fille à l’âme fleur bleue. Certes éviter de s’encombrer d’un casse-pied donneur de leçons.
Peut-être un compagnon de voyage cultivé pour discuter. Sans doute une personne qui a déjà de
l’expérience pour le guider dans cette grande ville qui l’effraie un peu. Victor avait volontiers besoin de lâcher-prise. Une compagnie vraiment dès leur arrivée à la capitale.
En attendant, Victor cogitait…

Victor…
Je suis Victor
Je suis un homme
Je suis un pêcheur
Je suis un gars de Trévignon
Je suis pêcheur aux Glénan
Je suis patron de mon bateau
Je suis seul à bord
Je suis seul
Je suis célibataire
Je suis envieux des amoureux
Je suis renfermé
Je suis un peu bourru
Je suis un coeur mou dans une carapace dure
Je suis enrobé
J’ai peur de fondre
J’ai peur de me dévoiler
J’ai peur de mon coeur
J’ai peur des autres
J’ai peur du regard des autres
J’ai peur de me prendre une gamelle
J’ai peur de tomber
J’ai peur de m’élever
J’ai peur de sortir
J’ai peur de ma coquille
J’ai peur d’être brisé
J’ai peur d’être brouillé
J’ai peur d’être fêlé
J’ai peur de rien
J’ai envie de tout
J’ai envie d’être fou
J’ai envie du présent
J’ai envie de deux mains
J’ai envie de compagnie
J’ai envie de vrais amis
J’ai envie de faire du chemin
J’ai envie d’avancer
J’ai envie d’expériences
J’ai envie de défis
J’ai envie d’une montagne
J’ai envie d’une ascension
J’ai envie d’un sommet
J’ai envie de l’atteindre
Je rêve de planter mon drapeau
Je rêve d’être le héros
Je rêve d’être mon héros
Je rêve de soulever des montagnes
Je rêve de voguer sur les océans
Je rêve de faire le tour du monde
Je rêve d’embrasser le monde
Je rêve de la serrer dans mes bras
Je rêve de son parfum
Je rêve de sa chaleur
Je rêve de la revoir
Je rêve d’entendre ses rires
Je rêve de sentir ses boucles de cheveux
Je rêve de ma petite maman
Je suis Victor.

Femme artiste
Levé dès 5 heures, Victor a scruté le ciel de long en large. Les prévisions météo annonçaient un peu
de vent ce matin-là, mais celui-ci avait déjà faibli. Le pêcheur apprécierait d’être moins ballotté.
La journée promettait d’être ensoleillée. Encore une journée à touristes, pensait Victor.
Il alla chercher ses casiers réparés au fond de la cour, benna le tout dans sa remorque attelée au
vieux C15 tacheté de rouille, et partit au port.
Le jour commençait à poindre le bout du nez. Un pêcheur était déjà autour de son bateau à ranger
les filets et les lignes. Bientôt à la retraite lui aussi. L’ambiance à Trévignon risquait de changer peu
à peu si les anciens désertaient peu à peu le port. Installé dans son annexe, Victor godillait jusqu’à son bateau. Le Charles-Marie l’attendait, toujours prêt à partir en mer. Le moteur tournait, Victor finissait de nettoyer les bouts et de remettre les parebattages en place. Il se rendit ensuite à la cale pour embarquer les casiers et son bidon de carburant. Il faudra qu’il aille en chercher Concarneau en fin d’après-midi, car le poste de gas-oil de Trévignon était défaillant et n’avait pas été remis en service. Les amarres larguées, le Charles-Marie sortit du port, contourna le brise-lame et mit le cap vers l’archipel. La mer était encore agitée. Elle se calmerait peu à peu. C’était la météo idéale pour
observer les puffins des Baléares posés en radeau ou volant en grands groupes. Victor approchait des Pierres Noires. Il redoublait de vigilance pour éviter de cogner les rochers sur sa coque. Des bateaux étaient restés à l’abri cette nuit au cœur de l’archipel. Après les weekends, les ponts et les viaducs de mai, la fréquentation allait en s’accentuant.
Victor posa ses casiers en mer, repérés par un pavillon flottant au-dessus de son coin de pêche. Il
reviendrait les relever dans l’après-midi pour bénéficier d’une marée haute au port à son retour. Il
repartit aussitôt chez lui. Il avait prévu bricoler pour améliorer le confort dans son bateau, en
particulier rajouter un caisson étanche surmonté d’un banc. En début d’après-midi, sitôt sa petite sieste quotidienne achevée, Victor retourna au port et fixa le banc sur son bateau. Un ancien aménagement avait laissé des traces. Le Charles Marie allait retrouver tous ses accessoires.
Victor fit route vers les Glénan. La mer d’huile et le soleil généreux avait attiré des plaisanciers.
Victor ne perdit pas de temps à sortir ses casiers de l’eau. Deux araignées et un tourteau, voilà son
maigre butin du jour. Qu’importe, il essayera le lendemain si la météo lui permettait de naviguer.
En quittant l’archipel, Victor passa près d’un couple de plaisanciers qui semblaient dans l’embarras.
Lui, barbe un peu longue et surtout grisonnante. Elle, brune cachée derrière des lunettes teintées et
portant un large chapeau. Contrairement à son habitude, Victor se mêla de ce qui ne le regardait pas et leur proposa son aide. Il comprit que la femme devait se rendre impérativement sur le continent, laissant son compagnon avec le bateau.
Elle monta à bord du Charles Marie. Elle posa ses deux sacs sous le banc tout neuf. Heureusement,
la peinture avait séché. Puis elle enfila son ciré et s’installa sur le pont arrière du bateau. Elle ne
cessait de photographier le voilier, le bateau de pêche, l’archipel au loin, comme si elle voulait
conserver chacune des images vécues. Au début, Victor s’interrogeait sur cette pratique, puis se dit
que c’était typique des touristes. Il n’en fit plus cas.
Elle observait. Elle l’observait. Elle griffonnait sur son carnet.
Elle écoutait. Elle l’écoutait. Elle griffonnait sur son carnet.
Victor finit par apprendre qu’elle avait un prénom. Elle s’appelait Sophie.
Victor et Sophie arrivèrent à Trévignon. Julien le pêcheur lança un regard complice. Cela allait jaser
au port. Tant pis pour Victor. Il trouvait que sa passagère avait effectivement fière allure, malgré son âge. Il lui donnait 60-65 ans, pas plus, pas moins.
A quai, Victor espérait que Sophie prenne un taxi et parte aussitôt à Paris. Celle-ci s’était déjà
renseignée auprès de son agent. Elle ne pouvait partir que le lendemain à 10h26 de la gare de
Rosporden. Par conséquent, il fallait qu’elle trouve un hébergement pour la nuit. Victor eut alors une idée folle : il lui proposa de rester chez lui. Sa maison était bien vide depuis le décès de ses parents. Une présence bousculerait un peu sa solitude. Et puis, il avait de quoi se régaler ce soir, il fallait passer chez Carduner acheter du pain, mettre les crustacés dans le faitout, préparer la chambre de son invitée, monter une mayonnaise, etc. Il n’aurait sûrement pas le temps de prendre du carburant pour le bateau, il irait demain matin à Concarneau.
En début d’après-midi, Sophie avait été contrariée de devoir modifier son planning. Son ami
d’enfance Charles lui avait proposé de découvrir la Bretagne et ses côtes authentiques. Ils avaient
fréquenté la même école primaire, celle des Aigues Vives dans le Gard, à côté de la mairie où la
mère de Charles travaillait. Ils avaient joué sur la place de la fontaine, nagé dans la Cesse et ses
affluents l’été, et déambulé parmi les caveaux familiaux du cimetière. Quand Sophie était partie à
Paris pour suivre ses parents, elle était à nouveau attachée au cimetière, celui de Montparnasse
qu’elle traversait quatre fois par jour pour aller au lycée. Charles était resté longtemps dans la
commune, sa femme travaillait à l’usine Perrier et il avait trouvé des petits boulots dans le vin, les
tuiles et les olives. A la mort de sa femme, il s’était installé un peu plus loin à Laroque d’Olmes. Il
eut l’idée de venir en Bretagne car cette commune était jumelée avec Melgven dans le sud Finistère.
Seuls 12 kilomètres séparaient Melgven de Trévignon, une aubaine pour aller voir la mer. C’est ainsi que Sophie et Charles se sont trouvés navigant au large des Glénan. C’est ainsi que le téléphone a sonné pour avertir Sophie de rentrer rapidement à Paris. C’est ainsi que Sophie a rencontré Victor. Sophie ne croyait pas au hasard.
Victor et Sophie arrivaient devant la maison du pêcheur. Blanche. Comme toutes les maisons de la
côte. Orienté sud-ouest, un espace vert avait été fleuri des années auparavant, des herbes folles
avaient envahi les parterres, la mousse formait un joint doux entre les pavés d’ardoise. Victor avait
délaissé le jardinet que sa mère entretenait patiemment.
La maison de Victor était sobre. Une grande pièce au rez-de-chaussée, dans laquelle se succédaient
cuisine, table et salon. En premier, des meubles en formica gris clair entouraient une gazinière
blanche avec un four à gaz et un vieux réfrigérateur de marque Frigidaire. On aurait pu voir
apparaître la ménagère de moins de cinquante ans, robe plissée et foulard sur les cheveux, comme
dans les réclames d’époque. Puis une nappe usée à carreaux rouges et blancs laissait deviner la place habituelle de Victor et faisait face à un baromètre imposant, outil indispensable à celui qui navigue en mer. Enfin, un canapé en velours beige, beige clair sous les assises et beige foncé au niveau des accoudoirs et des coussins déformés par le chat. Des napperons crochetés marron, beige et blanc, devaient servir de protection ; ils étaient négligemment posés sur le haut des dossiers. Sur l’un des murs, une photo jaunie des sauveteurs en mer de Trévignon rappelait le cercle d’amis de Victor. A l’étage, trois chambres aux tapisseries d’époque, motifs cachemires et motifs années 60. Celle de Victor au dessus de lit vert foncé, la chambre d’amis aux doubles rideaux fleuris et aux meubles dépareillés, et la dernière qui servait de débarras. Ensuite se trouvait la salle de bain à la faïence rose clair et au mobilier vert pâle, un lavabo sur pied, une baignoire spacieuse et un bidet.
Sophie savourait cette première fois où elle découvrait le logement de Victor. Elle adorait les
premières fois et en avait fait des oeuvres d’art, comme le film sur la première fois que des habitants d’Istanbul avaient découvert la mer. Elle aimait aussi les dernières fois, comme la dernière image que des aveugles avaient vue ou encore le dernier souffle de sa mère.
Sophie se réjouissait de la tournure que prenait les événements. Victor avait sorti la vaisselle du dimanche pour accueillir au mieux son invitée. Les araignées étaient à peine refroidies, la cuillère plongeait dans le bol de mayonnaise, la bouteille de blanc trônait près de la miche de pain complet.
Sophie écoutait Victor. Sophie écoutait le silence de Victor. Ces deux là n’étaient pas très loquaces.
L’un par habitude, l’autre parce que le cerveau enregistrait la moindre miette de ces instants.
Victor ne comprenait pas trop ce que faisait Sophie, quel était son véritable travail. Elle restait floue
en parlant de ses installations artistiques. Comme si elle souhaitait le protéger. Comme si elle
souhaitait conserver la candeur du pêcheur. Comme si elle savait qu’ils vivaient dans deux mondes,
deux mondes parallèles peut-être. Filmer, écrire et photographier, ce n’était effectivement pas un
boulot qui ramenait le pain à la maison, d’après Victor. Sophie lui semblait être un de ces artistes
perchés dans les hautes stratosphères, en orbite autour de la Terre, alors que lui avait les pieds sur
mer. Victor mit sur la table une douzaine de crêpes achetées à la boulangerie, un peu de beurre salé et de la confiture que sa cousine Mariette lui avait donnée l’an passé.
Après ce repas frugal, Sophie se dirigea vers l’escalier. Une série de portraits étaient fixés au mur.
Elle s’amusa à deviner qui avait posé. La grand-mère en coiffe bretonne. Les hommes et femmes
tirant des tas d’herbes ou peut-être des algues parmi les rochers. Les jeunes mariés un peu coincés.
Qu’étaient-ils tous devenus ? Décédés ? Que faites-vous de vos morts ? Les afficher sur les murs,
vous aussi ? Plus loin, le communiant souriant. L’homme figé à côté de son automobile, aussi fier
qu’un enfant avec son cadeau d’anniversaire. Le bébé joufflu qui fixait le ballon. Elle essaya de
reconnaître le visage de son hôte. Peut-être Victor. Mais la joie de l’enfant s’était évaporée. Plus loin,
un jeune homme aux cheveux longs et pantalon large, sur un pont, à côté d’une cabine téléphonique en forme de fleurs. Probablement à l’époque hippie.
Ce jeu lui donna envie d’explorer l’absence, la disparition, la perte. Elle allait noter ça dans son petit
carnet qui ne la quittait jamais. Pendant la nuit, Sophie se réveilla, comme animée par une mission.
Elle se dirigea vers la chambre de Victor. Le vieux garçon laissait la porte entrouverte pour que le chat puisse se faufiler sur le lit. Sophie observa.
Elle nota la position de Victor dans le lit. Il dormait en chien de fusil sur le côté droit.
Victor avait une respiration assez forte, mais il ne ronflait pas. Le bras dépassant des draps dévoilait un pyjama violet et vert à rayures. La jambe gauche prenait l’air. Il posait ses vêtements sur le bout du lit. Soudain, une boule de poils se frotta aux mollets de Sophie.
Le chat de Victor se mit à ronronner, à la surprise de la femme. Il s’appelait Souris. C’est étrange.
Comme celui que Sophie avait pleuré des années auparavant. Elle en avait été si triste que des amis
chanteurs lui avaient écrit un album à la mémoire de son chat Souris Calle.
Sophie était levée de bonne heure, excitée par la journée passée et celle qui s’annonçait. Elle prépara le petit déjeuner, comme elle l’avait fait avec les dormeurs qu’elle avait observés. Un de ses projets artistiques avait consisté en l’invitation d’inconnus à dormir successivement dans son lit pendant huit jours, avec pour seules contraintes de répondre à un questionnaire et de se laisser observer dormant. L’acteur Fabrice Lucchini faisait partie des dormeurs de Sophie. La femme collectionnait l’art de l’idée comme son père collectionnait les oeuvres d’art.
Sophie ouvrait les placards à la recherche des bols, du café et du sucre. Elle découvrait le quotidien
de Victor. Mais est-ce lui qui avait aménagé son logement ainsi ? Ou était-ce resté dans le même jus
qu’avant ? Avant, c’était avant l’absence de ses parents. Victor avala les tartines rapidement. Il voulait se décharger de la corvée de carburant. Il enfila sa veste décolorée, sauta dans le C15 et fila vers Concarneau. Pendant ce temps, Sophie prit son smartphone, alla dans la chambre de Victor et photographia. Elle répétait les gestes qu’elle avait faits dans les hôtels quand son statut de femme de chambre lui permettait de découvrir les valises et l’intimité des clients. Une valise était posée sur la vieille armoire. Comme si Victor allait partir en voyage.
Sophie alla ranger ses affaires dans ses sacs de voyage. Elle avait énormément apprécié ce séjour
improbable chez le pêcheur. Cela l’avait stimulée artistiquement. Elle repartait avec des idées
d’écriture, de photographies, de films. Victor avait promis de la conduire à la gare ce matin. De toutes façons, le vent s’était levé, le pêcheur n’irait pas en mer aujourd’hui.
Sophie jeta un dernier regard à la maison, au jardinet, au port. Le paysage défilait sous ses yeux.
Trégunc. Croissant Bouillet. Melgven. Cadol. Rosporden. Victor arrivait à la gare fraîchement rénovée. Sophie descendit de la voiture, remercia le pêcheur, lui claqua la bise et lui souhaita une bonne journée. Victor lui dit peut-être à bientôt. Sophie s’engouffra dans le hall de la gare.
Au bout du parking, un détective privé déclenchait sans cesse son appareil photo. Pour la deuxième
fois, il avait suivi Sophie Calle. Cette fois-ci, elle l’ignorait.

Pascale
Si tu peux être marin avec les pieds sur terre
Si tu peux être pêcheur et savoir pardonner
Alors tu peux de toi être fier
de vivre dans cette humanité


Si tu peux être artiste avec une rigueur scientifique
scrutant le jour, les minutes et les heures
Si tu peux d’une baguette magique
écrire les mots qui tapissent ton coeur


Si tu peux observer en te laissant surprendre
Si tu peux observer sans te faire montrer
Alors tu pourras nous faire entendre
des mots d’amour, des clichés volés


Si tu peux raconter sans utiliser les mots
Si tu peux dire à travers ton regard
Si tu peux montrer sans utiliser les photos
alors le jour ne sera pas blafard


Si tu souris à ton étrange chat
réclamant une énième caresse
Si tu chantes quand il n’est plus là
ton chagrin et ta tendresse


Si tu peux chanter en susurrant le silence
alors que certains brassent l’air
quand tu pourras te faire confiance
tu auras bâti solidement un repère


Si tu peux rêver les yeux ouverts
sur ton amour les bras fermer
et agir avec tes savoir-faire
pour tant chérir l’être aimé


Si tu peux être le capitaine de ta vie
quand d’autres manoeuvrent des paquebots
tu sauras te faire tout petit
quand d’autres pavaneront en gros


Si tu peux saisir les opportunités
quand certains abusent de propriétés
alors tu sauras t’élever
quand d’autres vont te voler


Si tu affrontes les forces de la nature
chaque jour sur ton bateau
ne craignant ni pincement ni éraflure
des araignées et des tourteaux


Si tu sais rebondir d’un grand saut
après être tombé maintes fois
Tu sauras te comporter en héro
tout à l’intérieur de toi


Si tu apprécies le bruit du silence
écoute longtemps ton coeur frémir
qui te fera retourner en enfance
boucles blondes et grands sourires


Si tu nourris sainement ton âme
de joie, de projet et de générosité
Alors tu seras homme et femme
maillon indispensable de l’humanité.



La lettre – texte


Mince, se dit Victor.
En réalité, il a prononcé un autre mot, celui qui débute comme mercredi et qui finit comme monde.
Mais je ne suis pas sûre que le général Cambronne apprécie tant que ça de maugréer de la sorte.
Le temps passait. Le voyage aura lieu au mois de mai, l’époque où s’épanouissent les blanches fleurs
de Marie, les pétales des marguerites et les discrets myosotis. Malgré lui, Victor se trouvait entraîné
dans une aventure mystérieuse, un voyage a priori millimétré, un moment à partager avec un
montagnard, une Marseillaise, un médecin, une mannequin, un Monégasque, une musicienne ou
une jeune maman.
Mince. Les minutes trottaient aussi vite que les secondes.
Maintenant que Victor a rencontré les candidats potentiels au voyage, il doit se motiver pour choisir
qui irait à Paris. Il allait devoir faire preuve d’une subtile manoeuvre dans son choix. Il faisait moins
le malin. Quelle idée saugrenue ! Magnifique, certes, mais déstabilisante pour ce vieux célibataire,
pas mauvais gars du tout.
Victor se regardait dans le miroir. Il se trouvait négligé avec sa moustache à moitié rasée. Il prit un
coton de maquillage, y déposa un peu de Mustela. Souvenir parfumé des débarbouillages du front
au menton que sa mère lui faisait subir chaque matin avant de le mener à l’école maternelle. Il ne
manquait que le bisou tout doux qu’elle lui déposait sur la joue pour correspondre au plaisir de sa
mémoire.
Victor enfila sa chemise mauve à manches courtes, son costume plus ou moins mité et ses souliers
marron. Il avait une manie : faire une drôle de moue devant le chat endormi, essayant d’imiter le
miaulement d’un matou en chasse. Mais le chat Souris n’avait que faire des moqueries de son
maître. Cela faisait si longtemps que ses manigances ne l’intéressait plus.
Victor vit passer son voisin Marcel, celui qui habite dans la maison bleue d’à côté. Sa Mercedes était
repérée dans le quartier grâce au moteur bruyant de ce vieux modèle. Marcel a pourtant mis bien
des sous de côté quand la pêche était miraculeuse, il pourrait aller au magasin de voitures pour en
acheter une autre. Mais le Marcel était radin, il aurait même vendu une mouche ou un microbe pour
enrichir sa tirelire.
En chemin, Victor repensa à sa récente rencontre avec Sophie. Cette femme était magique. Il avait
apprécié les moments partagés avec cette inconnue, en particulier faire montre de ses talents de
marin. Il avait apprécié la voir mitrailler la côte et son jardinet avec son petit appareil photo. Il avait
apprécié le repas préparé avec les moyens du bord (il n’avait jamais aussi bien réussi la
mayonnaise). Il avait apprécié la merveilleuse soirée en sa présence, lui rappelant sa mère Marie qui
mastiquait longuement les crustacés. Dans la nuit, alors qu’il était lové sur son matelas, il eut
l’étrange impression qu’une messagère du bonheur l’avait observé. Était-ce un rêve ? Il n’a pas osé
parler de cet événement à Sophie, de peur de la décevoir, par crainte d’être méprisé ou que ce
malaise soit interprété à son encontre. Cette étrange sensation moulinait pourtant dans sa tête. Il
n’aurait pas souhaité qu’elle se fasse une montagne de ce qui s’était passé. Alors que lui ignorait tout
de l’art, que ce soit au sujet de Matisse, Mondrian, Man Ray ou Dora Maar.
Victor avait aperçu les Miche, c’est-à-dire son ancien patron Michel et sa femme Michèle. Elle,
toujours aussi bien pomponnée et élégante dans sa robe de mousseline et ses petits mocassins
assortis, tenue adaptée à la météo ensoleillée de la journée. Lui, était plus moderne, le pantalon en
jean avait été adopté depuis un moment. Ils gravirent les quelques marches ensemble et
s’installèrent en silence.
Après une heure de méditation, ou de rêveries selon, Victor avait reposé le missel sur le banc. Il
sortait de la messe toujours peu convaincu par les sermons du père Martin, mais c’était plutôt une
excuse pour papoter avec ses potes marins. Et boire surtout un coup chez Mariette. Ah, le goût du
Muscadet se mélangeant à l’odeur du comptoir en merisier. Parfois, il restait manger sur place, pour
lancer un pied de nez à sa mélancolie. Son menu préféré : une salade de melon et sa macédoine de
légumes, du merlan frit avec pomme de terre persillée et mesclun, puis un morceau de Munster ou
de brie de Meaux avec du pain beurre (bien évidemment), pour finir une part de moelleux au
chocolat avec sauce vanille de Madagascar ou une tranche de mangue grillée au thym et au miel ou,
le « must », un mille-feuille avec une crème diplomate.
Au loin, malgré les pétarades de la mobylette du vieux Jean et les pleurnicheries d’un mioche mal
élevé, mésanges et moineaux piaillaient à l’unisson, acclamant le printemps de musicalités enjouées.
Quant à savoir qui irait à Paris, le mystère planait toujours.
Motus.

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