== Magnus, magna, magnum ==
— Quand on porte un nom qui veut dire grand et qui vient du latin magnus, la moindre des
choses, Monsieur Magnin, c’est d’en être digne. Vous n’avez rien d’un grand. Petit vous
êtes et petit vous resterez. Au coin, face au mur. Et vous me ferez cent lignes pour demain
sur la déclinaison de magnus, magna, magnum. Les enfants, pour aider votre petit
camarade, on enchaîne avec l’accusatif.
D’une seule voix, les enfants se mirent à réciter :
— Magnum, magnam, magnum
— Génitif ?
— Magni, magnae, magni
***
Est-ce parce qu’il avait reçu trop de punitions de son instituteur que Charles Magnin, mon
trisaïeul, avait quitté l’école prématurément ? C’est vrai qu’il était le roi des cancres et, du
haut de son mètre soixante avec talons, il avait failli se faire réformer. Je dis bien failli car
les bataillons des chasseurs alpins appréciaient les petits gabarits au centre de gravité si
proche de la neige qu’il leur permettait de se faufiler entre les congères. Et c’est là que son
histoire commença. Près d’une congère. Comme la mienne. Car on n’apprend pas tout à
l’école.
***
Arrière-arrière petite-fille de Charles Magnin, dont j’ignorais jusqu’alors l’existence, j’ai
toujours cru que j’étais anormale. Et je l’étais sans aucun doute, en dehors de la norme.
Enfant déjà, l’air s’enfonçait dans mes narines, envahissait ma paroi buccale puis explosait
dans mon palais, entre langue et gorge, sans me demander la permission. Ma vie entière
se résumait à ce chemin sinueux, du nez au ventre, sans que je n’en comprenne la raison.
Les pollens s’engouffraient dans ma trachée tout aussi facilement, descendaient par les
bronches et s’installaient dans mes poumons pour une durée indéterminée et sans payer
de loyer. J’ai fréquenté tous les allergologues de la région. En vain. J’en ai même épousé
un. En vain. La cuisine grasse me donnait des hauts-le-coeur. Je ne mangeais que bouilli.
Les jours de marché, je sentais l’enfer me monter au nez. Alors je restais chez moi.
Impossible d’entrer chez Séphora, Nocibé et Yves Rocher. Je changeais de trottoir à
l’approche d’une parfumerie. Bannie aussi des transports en commun, m’y évanouissant,
surtout l’été. Je ne me déplaçais qu’à pied. J’étais ce qu’on appelle une femme au foyer,
une vraie de vraie, cloîtrée chez elle, épanouie en rien, coincée entre la cuisinière, les
devoirs des enfants, mon mari et ma condition humaine.
Jusqu’à ce jour, aux sports d’hiver. J’avais essayé le ski et je m’étais perdue entre les
arbres pour atterrir contre une congère, un pied déchaussé que je n’arrivais plus à bouger.
Et là, j’ai senti. Rien à voir avec les effluves du graillon, des oignons frits, des étals de
poisson, du pop corn qui colle aux doigts, des déodorants de supermarché, de l’urine à
chaque coin de rue, de la transpiration dans le métro, du sébum des ados, des haleines
de toilettes à la turque. Non, c’était autre chose, qui me brûlait et me coupait le souffle. Je
n’aurais pu dire si c’était humain ou animal. Je me suis mise à creuser dans la congère.
Mais on ne creuse pas dans une congère verglacée de deux mètres de haut. On l’effleure.
On l’égratigne. Et surtout on appelle son mari pour qu’il appelle les secours puis on attend.
Le jour de mon entorse fut un des plus beaux jours de ma vie. Enfin, si on peut dire,
l’équipe de sauveteurs en montagne ayant découvert le corps d’une jeune femme dans la
congère, disparue depuis une semaine. Mais ce fut le jour où un rayon de soleil s’était
glissé dans mon quotidien, l’avait caressé d’une lueur d’espoir et d’éclaircissement sur
mon incapacité à socialiser. Rien à voir avec les allergies à tout et aux autres.
Ce jour-là, j’entendis un nouveau mot, un mot savant, comme j’en avais tant entendus. Il
était sorti de la bouche d’un des sauveteurs, dans un souffle de joie et de reconnaissance.
— Madame, grâce à votre hyperosmie, nous avons pu retrouver ce corps et mettre un
terme à la douleur d’une famille. Avec un tel don, vous pouvez sauver de nombreuses
vies. On a eu, dans le temps, un chasseur alpin qui était comme vous. Ça remonte au dixneuvième
siècle. Mais c’était lui qui avait eu l’idée d’utiliser l’odorat des chiens et il avait
formé la première meute de chiens d’avalanche. Il s’appelait Magnin. Charles Magnin.
Regardez, c’est sa photo à l’époque avec ses saint-bernards.
Je le regardais, regardais la photo jaunie collée au verre d’un cadre vermoulu qu’il me
tendait puis le regardais à nouveau, essayant de tout comprendre.
— Hyperosmie, vous dites ? Et Magnin, comme mon nom de jeune-fille ?
— C’est quand on a un odorat exacerbé. Certains pensent que c’est une maladie alors
que c’est comme l’oreille absolue, c’est un don du Ciel. Vous êtes peut-être apparentée à
ce Magnin alors et il vous aurait transmis son gène. Vous avez de la famille dans la
région ? Il paraît que c’était un bon à rien dans la vie civile. Mais pour nous, c’est le chef
des sauveteurs, notre saint-patron en quelque sorte.
La lumière venait d’entrer dans ma cloison nasale, y chassant les dernières ombres,
trente-quatre années de souffrance, de doutes, d’incompréhension et d’injustice. J’avais
en effet de la famille dans la région et j’allais bientôt remonter le temps, découvrir qui était
cet aïeul puis marcher dans ses pas pour travailler avec eux, secouristes et pompiers.
Mais pour l’heure, la photo de mon ancêtre venait de rejoindre l’emprunte qu’elle avait
laissée sur le mur et le sauveteur me posa une dernière question, alors que j’attendais
mon mari, pied dans les bandelettes.
— Vous savez comment on l’avait surnommé ce petit bonhomme pas plus haut que trois
pommes ? Charles le Grand. Grand par son nombre de sauvetages et parce que Magnin,
ça vient du latin Magnus, qui veut dire grand. Vous connaissez le latin, Madame ?
Magnus, magna, magnum.