L’ignorance pour les nuls
Après une longue période de chômage, je suis devenu coach. J’enseigne à mes disciples l’art de
parler de ce qu’ils ignorent. Moi-même, je ne connais rien à rien et pourtant je suis très demandé.
Ma clientèle est constituée de personnes timides ou extraverties, d’incultes aussi bien que d’érudits.
Tous veulent sinon briller en société, du moins donner le change. Le marché est juteux, c’est un
filon. Tout le monde ne craint-il pas qu’on ne démasque son ignorance ?
Mon mantra : il faut savoir parler de ce qu’on ne connaît pas.
L’idée m’est venue lors de ma rencontre avec Lewis, un cuistre. Lewis était capable de parler de
tout et son assurance atteignait son paroxysme lorsqu’il avait tort. Il m’affirma sans sourciller que le
site de Stonehenge et ses mégalithes mystérieux se situaient aux États-Unis. Je savais bien qu’ils se
trouvaient dans le Sud de l’Angleterre mais j’ai fini par en douter. Il aurait convaincu n’importe qui
que la terre était plate, s’il l’avait voulu.
C’est ainsi que je me suis lancé dans la carrière de mentor. Dylan, mon premier client n’avait jamais
ouvert un livre, mais voulait faire croire qu’il avait tout lu. Je lui enseignai comment évoquer une
oeuvre : il lui suffisait de prétendre avoir été tellement bouleversé, surtout par la fin, qu’il était
incapable d’en parler. C’était valable également pour les films ou les séries.
Dans un premier temps, ce fut très efficace. Mais son grand rêve était de travailler dans une
librairie, son hypersensibilité s’avéra être un frein à son embauche.
Je décidai donc de parfaire ma méthode. Pour parler de ce que l’on ignore, la priorité est
d’améliorer son mental : soigner sa posture, sa façon de s’habiller, son débit de parole, son sourire.
Je proposai divers exercices pratiques à ma clientèle.
Par exemple, dans un premier temps, déambuler dans la rue, la tête haute, les épaules relâchées, en
affichant un large sourire et croiser le regard de cinq inconnus au moins, en leur lançant un cordial
bonjour. Les quidams devaient être les premiers à détourner le regard.
Même les clients les plus réservés gagnèrent en confiance, mais certains revinrent me voir avec des
dents cassées. Je leur expliquai qu’il fallait savoir prendre des risques pour bâtir son assurance.
Après ces quelques désagréments, je décidai de passer à la méthode du bluff. Scott, un ami, avait
essayé de m’apprendre à jouer au poker. J’en ai gardé l’esprit. Pour parler de ce qu’on ignore il faut
savoir faire illusion. C’est une compétence qui n’a rien d’inné et requiert de l’entraînement.
Grâce à mes préceptes, certains de mes clients sont passés maîtres dans l’art de bluffer. J’ai invité
l’un d’eux, Logan, à s’exercer, toute une journée, avec ses différents contacts. Quand sa petite amie,
le matin, lui a demandé s’il savait réparer la machine à laver, il a acquiescé sans frémir. L’immeuble
s’est vite retrouvé inondé et elle lui a annoncé leur rupture. Vers 10h, trempé et la tête basse, Logan
est arrivé en retard au travail. Il a confirmé à son patron avec aplomb qu’il savait fabriquer des
ordinateurs. Incapable de rebrancher le réseau informatique, il a été licencié.
En fin d’après-midi, il a assuré à Cassie, sa soeur, savoir résoudre les équations du niveau de
terminale. Il s’est aussi prétendu incollable en physique-chimie. Cassie lui a proposé de faire du
soutien scolaire auprès de son neveu. Logan s’est trouvé bien embêté car il avait oublié la moitié de
ses tables de multiplication. Puis il a provoqué une explosion, en tentant de reproduire une
expérience décrite dans le cours.
Tandis qu’il rentrait, la mine défaite et les cheveux ébouriffés, sa Chevrolet est tombée en panne.
Un automobiliste s’est arrêté pour l’aider. Désireux de ne pas interrompre l’exercice, Logan lui a
assuré qu’il n’ignorait rien du fonctionnement du moteur de sa voiture. Le conducteur est reparti,
désappointé. Logan a dû attendre la nuit tombée pour qu’un garagiste ne vole à son secours.
Il est allé se réconforter chez Meryl, sa mamie. Il lui a affirmé sans ambages savoir confectionner
les pancakes mieux que quiconque et même mieux qu’elle. Ces crêpes épaisses étaient la spécialité
de la grand-mère. Elle fut tellement froissée, qu’elle n’en est toujours pas remise. Sans compter la
poêle qui a pris feu et déclenché l’alarme incendie dans tout l’immeuble. Méryl en parle encore.
Voilà comment l’histoire a commencé. Ma méthode a connu quelques ratés au début mais elle est
désormais éprouvée. Si vous souhaitez en connaître les détails, il vous suffit d’acheter mon manuel :
L’art du bluff, ou comment parler de ce qu’on ignore, traduit de l’anglais (États-Unis), aux Éditions
Roue de secours. Véritable phénomène éditorial aux USA, il s’est écoulé à plusieurs millions
d’exemplaires. Il est en vente pour la somme de vingt-quatre euros. Merci de me contacter pour
bénéficier du tarif de lancement. Un petit précis de culture générale sera offert aux premiers
acheteurs.
Kyle Scrounger
@
Isabelle, le 3 juin