== Le marché ==
Mon premier samedi de libre depuis six semaines. Avec la réduction des effectifs et le
congé-mat de la nouvelle, j’avais enchaîné les permanences. Parfois, il ne s’agissait que
de rester près de son téléphone mais souvent, j’étais appelé à la rescousse sur une
opération de surveillance d’un trafic de cannabis ou pour les gardes-à-vue des
manifestants du samedi. Alors aujourd’hui j’étais bien décidé à en profiter. Le soleil
inondait déjà mon balcon, chauffait le dos d’Hervé, trônant en position de sphinx sur la
table en tek, contre le pot de basilic dont les feuilles oscillaient, fouettées par un léger
mistral. Hervé et moi, c’était une longue histoire. Neuf ans déjà. Je l’avais trouvé entre les
poubelles du quartier nord de La Rose, le poil emmêlé de résine de pins et du sang de ses
plaies. Ses miaulements m’avaient attiré dans un cul de sac, derrière l’immeuble. Et ce fut
son cri aigu et son bond sur le mur qui m’avaient averti du danger : un dealer venait de se
faufiler entre les bennes. Notre cohabitation se déroulait à merveille car Hervé avait
l’intelligence des situations et avait su m’apprivoiser, ronronnant à mes côtés quand je
prenais une bière sur le transat ou se calant dans le fauteuil de ma chambre quand je me
couchais tout habillé.
Ce matin, ses yeux me suivaient d’un coin à l’autre et au moment où je m’apprêtais à
sortir, il poussa un son rauque, sa façon de me dire ne pas l’oublier.
— T’inquiète mon vieux, je te prendrai des restes de poisson, lui répondis-je avant de
claquer la porte.
La rue était pleine des couleurs de la vie. Elle poussait des cris de joie, vous hélait à
chaque tournant, vous bousculait entre melons et olives, entre sardines et calmars.
C’était jour de marché. Honorin m’attrapa du regard. Il découpait des rascasses rouges.
— Oh Henri, t’es de retour fils. Ça fait plaisir de te voir. J’ai des belles gueules de rougets
pour Hervé. Je te les emballe, attends une minute.
A lui tout seul, il pouvait animer le quartier. En m’éloignant, mon paquet sous le bras, je
l’entendis apostropher une cliente.
— Oh fan de chichourle ! Mais puisque je vous dis qu’ils ont été pêchés ce matin. Vous
allez finir par me fâcher. Et Honorin quand il se fâche, il se fâche !
Les mama, les mama, les mama-maquereaux. Ils sont tous beaux. Ils sont de ce matin et
c’est chez Honorin.
Je passai devant un étal de fruits d’un homme que je n’avais encore jamais vu et je
m’arrêtai.
— Vous voulez goûter les cerises, Monsieur ? Je parie que vous n’en avez jamais goûté
d’aussi bonnes.
Et il avait raison. Leur parfum explosa dans ma bouche. Elles étaient juteuses, sucrées,
sans aucune acidité. J’en pris deux, puis trois, jusqu’à retrouver un souvenir d’enfant :
celui des bigarreaux du cerisier de mes parents. Je me revoyais petit monter dans l’arbre
pour les cueillir.
— Elles sont extraordinaires. Elles viennent d’où vos cerises ? Vous êtes nouveau ici, je
ne vous ai jamais vu auparavant.
— Secret professionnel, me répondit-il dans un sourire révélant toutes ses dents. Et je ne
viens que les samedis et dimanches matins des semaines paires. Je peux vous prévenir si
je viens plus. J’ai fait une demande mais la mairie ne m’a pas encore répondu.
Je lui donnai ma carte de visite, emportai un gros sac de cerises et continuai à déambuler,
m’imprégnant de l’énergie effervescente de mes concitoyens, loin des affres de leurs âmes
perturbées qui ponctuaient mon quotidien. La journée s’écoula en douceur, entre repos,
matchs de volley sur la plage et barbec le soir chez Habib, mon binôme. Les cerises du
primeur au secret bien gardé avaient considérablement diminué sur la table de ma cuisine
mais le lendemain, je découvris que celles qui restaient, étaient toutes pourries. Déçu
d’avoir cru un inconnu, trahi et en colère, j’allais le retrouver et lui dire ma façon de penser
à ce marchand de pacotille.
Hervé ne s’approcha pas. Il me connaissait trop bien et savait qu’il n’était pas opportun de
réclamer. Je m’engouffrai à nouveau dans la rue, saluai de loin Honorin et cherchai l’étal
de fruits et légumes de la veille. Mais j’eus beau faire le tour du marché, il avait disparu.
Un bip me sortit de ma stupeur. Habib. Je le rappelai. Finie la douceur du temps libre. Le
travail m’attendait deux rues plus loin, Habib devant la porte d’un immeuble.
— Salut Habib, t’as pourtant pas oublié que je n’étais pas d’astreinte aujourd’hui.
— Salut Henri. Oui mais-là c’est différent. Il y a eu meurtre.
— Et t’as trouvé personne d’autre qui habitait le quartier.
— Henri, la victime avait ta carte de visite sur elle. Si vous vous connaissez, tu seras
interrogé.
Je laissai Habib derrière moi, montai les escaliers quatre à quatre, pris le couloir puis
déboulai dans l’appartement, soulevant la rubalise jaune pour rejoindre les techniciens en
investigation criminelle, qui avaient commencé leurs prélèvements. La procureure
Henriette Herval, en blouse et sur-chaussures bleues, était déjà sur place.
— Lieutenant, vous ici. Suivez-moi et dites-moi si vous connaissez cet homme.
Elle ouvrit lentement la housse contenant la dépouille et je ne pus que reconnaître le
marchand de cerises.
Qui était-il et quel était son fameux secret professionnel ? Un secret dangereux au point
de se faire tuer ? Ou s’était-il trouvé au mauvais moment au mauvais endroit ? L’avais-je
d’ailleurs rencontré par hasard ?
Et dire que c’était mon premier samedi de repos en six semaines.
Super texte ça donne envie de connaître la suite !
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