Délit d’ignorance
- Monsieur Clotaire Kouassi Kouamé, vous avez été appréhendé par les forces de l’ordre alors que vous transportiez un fagot d’armes sur votre tête dans une zone rebelle. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
- Messieurs, je ne suis qu’un pauvre ouvrier agricole affamé. J’effectuais juste une petite course pour un homme religieux puissant. J’avais besoin d’argent pour nourrir ma famille.
- Mais jeune homme, ce sont des engins meurtriers et, compte tenu de leur forme et leur aspect, vous ne pouviez pas l’ignorer !
- Comment voulez-vous qu’un analphabète comme moi puisse savoir cela. Je peux à peine lire, ou plutôt déchiffrer, le journal. Je n’écoute que la voix du ciel.
- Quelle candeur, monsieur Clotaire. Vous servez de bras au transport d’arme et vous allez nous persuader que vous n’en connaissiez pas l’usage.
- Je suis innocent, je pensais que c’était des jouets ou des objets de décoration pour les gens riches, je ne suis qu’un illettré qui passe ses journées à arracher des patates.
- Arrêtez de vous moquer ! Vous avez été pris en train de vendre la première roquette à un terroriste ; nous avons des témoignages irréfutables !
- Mais je n’avais aucun choix : cet homme inconnu m’a menacé de représailles, j’étais dans l’incapacité totale de lui refuser cet objet.
- Vous reconnaissez savoir que vous transportiez des missiles ?
- Comme un novice, monsieur, comme un novice, je cherchais simplement à survivre. J’ai pris un petit boulot comme un vulgaire ouvrier travaille sur une chaîne de fabrication de munitions ou de poison, sans réaliser la portée finale.
- Avec cette totale méconnaissance de votre cargaison, vous avez tout de même assisté au premier tir de test destiné à évaluer la marchandise ?
- J’ai fermé les yeux, je vous jure, je n’ai rien vu, j’ai peur des coups de feu, c’est bien un signe que je suis un profane en armes !
- Et les victimes ? Vous faites fi des victimes ? Nous avons dans la salle madame Cocody dont la fille a perdu une jambe lors de ce tir au jugé ! Cette jeune fille est bien plus innocente que vous et elle est mutilée.
- Je ne connais pas madame Cocody. Vous ne pouvez pas me mettre ça sur le dos. Ce n’est pas moi qui ai tiré, je suis bien trop ignare dans le maniement des lance-roquettes.
- Vous n’êtes pas totalement inculte non plus puisque vous avez identifié l’arme incriminée.
- On ne peut pas accuser un pauvre candide comme moi de meurtre ou d’attentat alors que j’ai simplement marché dans la brousse avec un chargement inconnu sur la tête. Cette justice bafoue mes droits les plus élémentaires !
- Et les droits de madame Cocody ?
- Je n’ai pas à être jugé à la place du tireur. Le vendeur de couteaux de cuisine n’est pas responsable des crimes à l’arme blanche.
- Vous devenez moins ingénu, monsieur Clotaire, et bien moins illettré que vous le prétendez. Votre mauvaise foi ne fait plus aucun doute !
- Personne ne peut prouver que je n’ai pas agi en toute ignorance. Je ne peux pas être responsable de quelque chose que j’ignorais. C’est trop facile pour des privilégiés comme vous tous d’accuser les crève-la-faim ! Voilà comment votre incompétence à trouver le bon criminel vous fait choisir le premier innocent qui passe.
- Un innocent avec un panier d’obus sur la tête n’est pas exactement l’idée que l’on se fait d’un innocent !
- Celui qui ne sait pas n’est pas coupable. Vous ne pouvez pas m’accuser d’ignorance : ce n’est ni un crime, ni un péché.
- Regardez madame Cocody en face, mesurez sa douleur et arrêtez de plaider le naïf de service !
- Je ne dédaigne pas le chagrin de madame Cocody, mais porter le chapeau, certainement pas ! Ici c’est la justice des hommes. Lorsque vous me libèrerez, je me débrouillerai avec la justice divine.
- Je suis effrayé par votre cynisme. Effectivement l’ignorance n’est pas un crime, mais votre complicité dans ces actes barbares ne pourra pas être écartée et vous devrez en répondre ici.
- Complicité par ignorance, ce n’est pas de la complicité !
- Ignare et débile à ce point, vous pourriez finir à l’asile !
- Je demande une expertise psychiatrique face à l’insuffisance notoire de ce tribunal.
La rumeur grondait dans l’assistance. Aucun ne se sentait à l’abri de fauter par ignorance et tous étaient prêts à absoudre le pauvre accusé d’une infraction somme toute bien ordinaire, qu’on la nomme méconnaissance, incompétence ou ignorance. Tous se sentaient concernés et solidaires ! Nul n’était sensé connaître toutes les lois que les gouvernants produisaient à la mitraillette, c’était une mission impossible !
L’avocat de la défense jubilait, subjugué par une argumentation originale à laquelle il n’aurait même pas pensé. La séance suspendue par le juge embrouillé, les jurés se retirèrent pour délibérer, tous acquis à la cause du béotien irresponsable qui souriait béat entre les gendarmes.
Madame Cocody pleurait pour sa fille qui, elle aussi, était ignorante des risques qu’elle avait pris en traversant ce terrain de jeu et qui avait désormais toute sa vie pour purger son faux pas. Coupable d’ignorance et condamnée à perpétuité !