Souvenirs
Jusqu’à ce jour je n’avais entendu d’elle que ces mots « Que faut-il préparer pour le dîner ? »
toujours effacée taciturne, je puis dire que pendant six années elle n’avait pas proféré une parole
de plus, du moins en ma présence.
– Voilà Monsieur… J’ai quelque chose à vous demander, commença t-elle tout à coup. Vous feriez
bien de sous louer le petit réduit
– Quel réduit ?
– Mais celui près de la cuisine. Vous savez bien lequel
– Pourquoi ? ‘ Fedor Dostoîevski « L’honnête voleur « 1848
– Pourquoi, ironisa t -elle, vous vous en doutez bien, parce qu’il a disparu…
Je sursautai
– Comment osez-vous ? De quel droit ?
Elle grimaça
– Du droit que j’ai acquis à vous servir, Monsieur, de ma persévérance à tenir cette maison en dépit
de vos manières !
– Je ne vous permets pas, vociférai-je
– Ce petit réduit où vous allez farfouiller sans cesse à la recherche de souvenirs. Ne pensez-vous
pas qu’il est temps de passer à autre chose. Votre ami n’y reviendra plus, vous le savez
parfaitement. Alors ….
Je bafouillai
– Laissez moi seul, allez-vous en.
Elle sortit, j’entendis sa robe bruisser quand elle passa la porte.
Cette femme, je n’aurai jamais pensé qu’elle puisse me parler ainsi. J’étais énervé par ses propos.
Je ne décolérais pas. C’était mon histoire et je ne supportais pas que l’on me donne des conseils à
ce sujet.
Ce petit réduit qu’elle évoquait, avait été le pied à terre de mon cher ami. Je laissai à sa disposition
cette pièce où il entreposait des souvenirs de voyages, des albums de photos, des notes…
Cet homme, que je nomme encore mon cher ami, était reporter photographe, aventurier dans
l’âme. Son évocation fît renaître en moi des souvenirs
Cette année là il avait opté pour la Corse Il voulait montrer la nature, les paysages comme on ne
les avait jamais vus. Il arrivait toujours à restituer quelque chose d’original à ce qu’il photographiait.
Je ne sais pourquoi il m’avait proposé de l’accompagner. Je m’étais senti heureux et naïvement
fier de cette invitation.
Nous avions pris le bateau à Nice pour une arrivée à Bastia. En voyant les côtes corses se
dessiner dans la mer il trépignait déjà d’impatience
– Regarde on voit le cap, c’est là que l’on sera dans deux jours.
Un bus nous avait conduit jusqu’à Nonza, point de départ de notre randonnée vers l’intérieur des
terres. Nous avions pris la direction du Monte Stella qui culmine à 1300 m.
Mon ami en grand aventurier avait prévu de bivouaquer dans les bois, dormir à la belle étoile lui
était familier, ce qui était loin d’être mon cas. J’appréhendai quelque peu cette étape dans la nature
où devaient pulluler toutes sortes d’insectes, serpents ou que sais-je encore. Mais l’idée de passer
ces moments avec mon ami me paraissait un tel privilège que je pouvais supporter tous ces
désagréments.
Le soleil était encore haut. Il faisait chaud malgré un petit vent. Nous cheminions sur un sentier qui
serpentait parmi les arbres et les rocailles et qui mettait à mal mes mollets ! Tandis que je haletais
dans la montée lui, imperturbable semblait voguer vraiment dans son élément naturel, indifférent à
la chaleur et aux cailloux blessants.
Tout en devisant sur la beauté cachée des paysages, il obliquait soudainement à droite ou à
gauche, attiré par la couleur des feuilles, par l’envol d’un oiseau, par un rocher affleurant…
Comme un chien de chasse il furetait, je le sentais frétiller d’excitation.
Nous fîmes une pause à l’ombre d’un noyer. J’avais lu je ne sais plus où que dormir sous un noyer
pouvait être néfaste, l’arbre irradiait des ondes négatives. Sans trop savoir s’il fallait là y voir une
superstition ou quelque chose de réel, je ressentais comme un malaise. Mon ami lui s’assoupit
rapidement à l’ombre fraîche tandis que j’éternuai à diverses reprises. Je migrai à quelques pas et
m’assis à l’abri d’un rocher.
Je m’interrogeai sur cette relation que nous avions tous les deux. Je réalisai qu’il ne s’inquiétait
jamais de ce que je faisais, de ce que je pensais, il excellait à narrer ses voyages et découvertes, il
semblait ouvert aux autres mais au fond ne s’y intéressait pas réellement. Il lui fallait un public
devant lequel il pouvait jongler avec ses récits toujours différents et passionnants.
Et pourtant j’étais attaché à lui, je me sentais important à ses côtés, comme si un peu de son
charisme se déversait sur moi. Il ne me fallait pas en attendre davantage.
Il se réveilla frais et dispos, prêt rapidement à repartir, je remarquai qu’il ne me demanda pas si
j’étais reposé et en forme pour continuer. Pas besoin de tricher, j’avais pris mon parti d’être un
personnage secondaire.
Nous poursuivîmes notre marche, ma persévérance fût récompensée, en contrebas du chemin
nous aperçûmes une bergerie quoique en bon état, semblait abandonnée. Elle dominait un pré au
bas duquel coulait un petit ruisseau, nous entendions le bruit de l’eau.
– Nous pourrons faire halte ici,dit mon ami, nous trouverons un bel abri à l’intérieur. Je te laisse
installer notre couchage je vais faire quelques photos plus loin, la luminosité est exceptionnelle.
J’oscillai entre l’envie de lui dire que je n’étais pas son boy et l’envie de me retrouver seul et
tranquille. Je capitulai et sans un mot je me dirigeai vers la bergerie en portant nos deux sacs.
Il faisait frais à l’intérieur de la bâtisse. Une seule pièce, une cheminée attendait la flambée, une
table entouré de deux bancs. Dans le fond contre le mur un tas de paille pourrait servir de lit.
L’endroit même spartiate me convenait mieux que d’avoir à dormir sous les étoiles.
Je défis nos bagages et installai le couchage sur la paille.
Je disposai sur la table nos provisions, pain, fromage et quelques raisins secs.
Je descendis jusqu’au ruisseau remplir nos gourdes, l’eau était claire et miroitait sous le soleil
déclinant.
En remontant je remarquai un tas de bois adossé au mur, voilà de quoi faire un joli feu, pour
agrémenter notre soirée.
Je m’accordai alors un moment de repos. Installé sur le petit banc orienté à l’ouest, j’enlevai
chaussures et chaussettes, un petit bonheur de laisser les pieds libres après cette marche. Je me
sentais bien au soleil, l’esprit vide, je m’assoupis doucement.
Je m’éveillai brutalement, quelque chose me démangeai, je vis une grosse mouche posé sur mon
pied. Je me levai rapidement, il faisait déjà entre chien et loup. J’aperçus entre les arbres une
lumière clignoter.
– hé ho c’est toi ? appelai-je
Je rentrai dans la bergerie et en tâtonnant je trouvai ma lampe au fond de mon sac.
– Hé tu viens ? Je reconnus la voix de mon ami.
Je descendis vers la voix et à la lueur de la lampe je devinais deux silhouettes chancelantes. Mon
ami s’appuyait sur l’épaule d’un inconnu. En clopinant ils avançaient dans un semblant de twist.
Je m’inquiétais
– Que s’est-il passé ?
– C’est votre ami répondit l’inconnu avec un léger zozotement dans la voix, il s’est tordu la cheville
et ne peut plus poser le pied à terre.
– Allez, aide-moi donc, au lieu de radoter, crachota méchamment mon ami, tu ne vois pas que j’ai
mal.
Je ne répliquai pas.
Tant bien que mal nous regagnâmes le logis.
Mon ami se laissa tomber lourdement sur le banc. L’inconnu s’agenouilla devant lui pour lui
enlever sa chaussure avec précaution. Mon ami grimaça
– J’ai mal, dieu que j’ai mal.
– Il faut mettre son pied au frais, allez donc chercher de l’eau au ruisseau me dit l’inconnu.
Je trouvai un seau et alla le remplir.
En revenant, je restai un instant à les épier, se dégageait d’eux une intimité naissante, l’inconnu à
genoux massait le pied doucement comme une caresse.
Je déposai le seau.
– Merci me dit mon ami, cela fait du bien. Je ne pense pas que ce soit trop grave. J’ai proposé à
Monsieur de partager le gîte et le couvert, ainsi il nous aidera à regagner le village demain. Il
jubilait, me sembla t-il de ma grimace.
Sans sourciller je rentrai à l’intérieur et m’activa à allumer le feu. J’aurai voulu disparaître. J’étais
dépossédé de notre amitié, de notre amour dont je rêvais l’exclusivité.
Plus tard nous nous installâmes autour de la table. Mon ami avait posé son pied sur le genou de
ce bel inconnu. Je louchais vers eux, ils avaient déjà des manières de couple me disais-je.
Le feu que j’avais fait éclairait nos visages. L’inconnu était plus jeune que nous, les cheveux très
bruns il avait des yeux bleus souriants. Il semblait entouré d’une aura de bienveillance.
Nous partageâmes notre frugal repas, et moi qui avait rêvé d’une soirée en tête à tête, je prétextai
une grande fatigue et me glissai bien vite dans mon sac de couchage. Je n’aurais pas voulu faire
étalage de mes sentiments même si en cette occasion il me fût difficile de taire mon désarroi et ma
jalousie.
Je les devinais à la lueur du feu.Leurs têtes toutes proches, je n’entendais pas ce qu’ils se
murmuraient.
Je m’endormis d’un mauvais sommeil empli de colère et de tristesse.
Il faisait déjà bien clair quand je me réveillai. Je pris conscience que j’étais seul. Je me levai et vis
sur la table une feuille de papier
– Très cher, nous sommes partis très tôt jusqu’au village. Tu dormais bien et je n’ai pas eu le coeur
de te réveiller. Mon pied va mieux. Tu pourras nous retrouver à l’hôtel de Nonza, si tu veux. A plus
tard. Ton ami
Je pianotai d’énervement sur la table, il osait m’appeler son ami. Je restai un long moment sous le
choc de cet abandon. Je ne voulais surtout pas les voir ensemble. Je me refusai à cette douleur
supplémentaire. Je différai mon départ et décidai de rester un jour de plus dans cette bergerie. Ma
journée se passa dans un marasme épouvantable. Je revisitai les moments partagés avec mon
ami et je sentais bien que plus rien ne serait plus pareil pour moi.
Je ne revis plus jamais mon ami. Je n’entendis plus jamais parler de lui.
Il était enfoui avec tous mes rêves.
Plus tard je démissionnais de toutes mes occupations. Je n’avais plus ma place parmi les vivants.
J’étais conscient que le fait d’avoir conservé ses affaires dans ce petit réduit ne faisait que raviver
ma douleur. Pourtant fouiller dans ses affaires me donnait l’impression que nous étions encore
proches.
Bien sûr j’avais compris que cette femme ne voulait que me pousser à reprendre goût à la vie.
Je ne lui en voulais plus mais jamais je ne louerai de nouveau cette pièce, en effet là seul je
pouvais vagabonder au gré de mes souvenirs.
21/05/2020
Anne G