LE RÉDUIT
« Jusqu’à ce jour, je n’avais entendu d’elle que ces mots : « Que faut-il préparer pour le dîner ? Toujours effacée, taciturne, je puis dire que, pendant six années, elle n’avait pas proféré une parole de plus, du moins en ma présence.
-Voilà, Monsieur….J’ai quelque chose à vous demander, commença -t-elle tout à coup. Vous feriez bien de sous-louer le petit réduit. ..
– Quel réduit ?
– Mais celui qui est près de la cuisine. Vous savez bien lequel.
– Pourquoi ? » Fédor Dostoievski « l’honnête voleur » 1848)
– Vous n’êtes pas au courant ? bafouilla- t-elle.
– Au courant de quoi ? grimaçai-je, tout en pianotant sur le bureau.
Le silence qui s’ensuivit bruissait de sous-entendus et je sourcillai en tentant d’ironiser, twistant sur cette ambiguïté. Je n’aime pas beaucoup recevoir de conseils, et encore moins d’un domestique !
-« Quoi, vous pensez que j’ai besoin d’argent ? » dis-je en crachotant un peu de mon tabac à priser, ce qui me fit éternuer bruyamment.
Depuis ma retraite, n’ayant ni descendance, ni une grosse pension, j’avais décidé de louer une maison dans le Val d’Aoste, en flanc de montagne. Les locations ne pullulaient pas par ici. J’avais épié les bonnes occasions et fureté avant de dénicher ce chalet que les propriétaires avaient quitté pour partir habiter à Turin, mais souhaitaient conserver pour le moment. Ils verraient à la fin de la guerre.
Enfant, je venais y randonner avec mon père. Je le suivais clopin clopant sur les sentiers serpentant vers les sommets. Je trépignais en haletant de fatigue, mais lui se contentait de vociférer en louchant vers moi « avanti, allez, persévère ! », sans jamais obliquer de son chemin, cheminant tranquillement. Je capitulais devant ses ordres et le suivais sans décolérer. Certains soirs, nous bivouaquions et c’était une merveille de se réveiller au petit matin, culminant toute la vallée. Alors, j’oubliais mon corps endolori , nous allions nager dans le lac où miroitait le soleil naissant et nous nous laissions voguer, brochets et lavarets frétillant autour de nous. Plus tard, lorsque nous devisions sur ces vagabondages de mon enfance, je le sentais jubiler en revivant nos randonnées.
J’avançais à tâtons entre plusieurs hypothèses au sujet de l’utilisation de ce réduit, à peine plus grand qu’un placard, quand je me décidai à l’interroger plus avant.
-Allons, Louisa, qu’est-ce qui ne va pas ? Eclairez ma lanternes, vous voulez que je rende service à de pauvres sans abri, c’est ça ?
Elle sursauta et je sentis que je ne m’étais pas trompé, comme un clignotant qui s’allumait.
Elle venait du village voisin et était à mon service depuis le début . Elle faisait le ménage mais surtout excellait à la cuisine. La guerre faisait rage à présent et l’armée de Mussolini poursuivait les partisans dans les moindres recoins. Il devenait difficile de se cacher. J’avais appris à l’épicerie que son frère avait été tué par les fascistes et que son fils avait disparu dans la montagne. Elle ne m’en avait jamais parlé, et je n’osais pas moi-même aborder le sujet, mais aujourd’hui, plus question de différer, je
voyais que cela la démangeait de s’ expliquer. Louisa avait du mal à jongler avec les mots, elle zozotait dans son émoi.
Ce n’était pas le moment de démissionner, ni de rester radoter :
-C’est pour votre fils, il a besoin d’une cache ? lui demandai-je sans tergiverser.
Je la rattrapai tandis qu’elle chancelait, frissonnante, tout en acquiesçant.
Elle ne savait pas tricher ni cacher ses sentiments, aussi quand je vis jaillir ses larmes, sa tête oscillant vers l’avant pour les dissimuler, je lui promis mon aide. Bien entendu, ce serait un secret entre nous, interdit d’en parler à quiconque et surtout pas aux propriétaires, qui de toutes façons ne venaient jamais jusqu’ici. La chose entendue, elle migra aussitôt se réfugier dans la cuisine. Je l’entendais qui farfouillait nerveusement parmi les ustensiles pour cacher son trouble et évacuer son soulagement, tandis que ses reniflements se transformaient peu à peu en un douce complainte qu’elle chantonnait à voix basse.