Le réduit de Boum

Un réduit
Jusqu’à ce jour, je n’avais entendu d’elle que ces mots : « Que faut-il préparer pour le dîner ? » Toujours effacée, taciturne, je puis dire que, pendant six années, elle n’avait pas proféré une parole de plus, du moins en ma présence.
— Voilà, Monsieur… J’ai quelque chose à vous demander, commença-t-elle tout à coup. Vous feriez bien de sous-louer le petit réduit…
— Quel réduit ?
— Mais celui qui est près de la cuisine. Vous savez bien lequel.
— Pourquoi ?  (Fedor Dostoîevski « L’honnête voleur « 1848)

— Mais Monsieur, éternua-t-elle, car on jase à votre sujet…
— On jase, sursauta-t-il ?
— Oui, tenez, et farfouillant dans ses poches, elle en retira une feuille pliée en quatre et la lui tendit.
Et Monsieur, les yeux fureteurs, lu ceci :
Monsieur le Responsable de Quartier de l’Attribution de l’Espace aux Etres Humains,
Les habitants de la Bâtisse B32Z, sise au carrefour des rues R21 et R504, vous signalent que leur cohabitant Monsieur Arnold Frizbon occupant le quatrième étage de ladite bâtisse dispose d’un espace vacant qu’il n’a pas mis à la disposition de la communauté et n’a que trop longtemps différé le moment de vous en faire part.
Monsieur Frizbon frissonna à cette lecture : la simple idée de se savoir épié par son voisinage, le fit chanceler. Il bafouilla :
— Cette engeance dénonciatrice n’en finira donc-t-elle pas de pulluler en ce monde de délation ?
— Mais Monsieur, reprit-elle, tant cela la démangeait de donner son avis, vous savez bien que vagabonder est interdit et que si l’on n’offre pas aux vagabonds les espaces dont on dispose, le responsable de quartier est chargé de les faire disparaître.
— Vous radotez ma chère… et il louchait sur le document tentant d’en reconnaître les auteurs.
— Mais non, Monsieur, ne vous tenez-vous pas informé ? Seuls les individus souhaitant migrer d’un quartier dans un autre sont autorisés à le faire et il leur est formellement interdit de bivouaquer. Ainsi votre réduit peut servir d’étape à ces individus. Ils arrivent à un certain moment de la journée, s’y reposent puis se remettent à cheminer vers leur destination après s’être dûment enregistré au bureau du quartier.
Pendant ce temps, Monsieur Frizbon, pianotait distraitement sur le document posé en face de lui.
— Monsieur, si vous voulez m’en croire, n’oscillez point trop longtemps car vos cohabitants, qui ont déjà mis à disposition tous leurs espaces disponibles, risquent de revenir à la charge plus tôt que vous ne le pensez.
Monsieur Frizbon grimaça :
— Et ne pourrait-on le louer à quelqu’un de plus stable qu’un migrant ?
— Monsieur, voyons, votre réduit ne convient pas à un tel usage !
— Et pourquoi zozota-t-il dans l’espoir d’adoucir l’indignation de son interlocutrice ?
— Ah, Monsieur, trépigna-t-elle, on ne place pas un individu durablement dans un tel compartiment si petit, si inconfortable !
Et Monsieur Frizbon sourcilla :
— Ah misère, vous ne m’avez pas habitué à tant de paroles Madame !
— C’est que, Monsieur, je n’en voyais nulle utilité auparavant et je jongle si mal avec les mots…
— Je crois Madame, que si vous voulez rester à mon service, il vous faudra soit persévérer dans votre discrétion soit démissionner.
— Monsieur, commença-t-elle, les yeux clignotants : j’ai cru utile de vous prévenir que le voisinage bruit de paroles réprobatrices à votre égard, elles jaillissent de toutes parts. Et puis Monsieur, vous le savez, le dehors est hostile, contaminé, nous ne pouvons laisser les gens au-dehors. Vous ne pouvez tricher plus longtemps, il vous faut capituler et mettre à disposition votre réduit !
— Et pourquoi me préoccuperais-je de ces individus sans domicile et du voisinage, ironisa-t-il ?
— La dame frétillait de rage contenue. Monsieur, crachota-t-elle : je ne deviserai pas plus longtemps avec vous si notre conversation doit prendre ce tour mesquin. Vous voir nager tout le jour dans votre aquarium dans cette pièce immense et vide afin d’éviter tout contact avec le monde extérieur me répugne.
— Ah oui, vociféra-t-il, vous le prenez ainsi ? Et pourtant avant de vous prendre à mon service, je vous avais présenté ma situation ! Il tâtonnait autour de lui et il finit par trouver le bouton qui rendit toutes les vitres de l’aquarium opaques. Ma vue vous répugne, haleta-t-il ?
— Elle clopina jusqu’à l’aquarium et posa sa main tout contre. Mais non, Monsieur, les autres excellent dans la critique mais aucun n’a un aquarium plus beau que le vôtre.
— Ah bon ? fit-il en désopaquisant un peu les parois.
— Et obliquant son regard vers le sol, elle reprit : vos cohabitants ne décolèrent pas, l’autre jour leur exaspération culminait et alors ils ont décidé de vous dénoncer. Le bureau du quartier leur avait fait miroiter de tels avantages à mettre à disposition leur réduit qu’ils ont été bien déçus lorsqu’ils ont vu défiler les migrants à tour de rôle sans aucune contrepartie.
— Et bien jubila Monsieur Frizbon, voilà qui me console !
Et elle vit un fil d’eau serpenter au-dehors de l’aquarium pour se précipiter dans un siphon du sol.
— Et bien, nous allons les bien accueillir ces migrants qui voguent, qu’en pensez-vous ?
Et elle le vit pour la première fois, sur ses jambes, hors de l’aquarium vide.
Il claqua dans ses doigts et ils se mirent à twister sur un air allègre sortant des murs de toutes parts, le sol encore ruisselant d’eau.
Boum
5 mai 2020

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