Jamais avant le mariage de Françoise Congar

Jamais  avant le mariage

 

« Jusqu’à ce jour je n’avais entendu d’elle que ces mots: « Que faut-il préparer pour le dîner ? » Toujours effacée, taciturne, je puis dire que, pendant six années, elle n’avait pas proféré une parole de plus, du moins en ma présence.

Voilà, Monsieur… J’ai quelque chose à vous demander, commença-t-elle tout à coup. Vous feriez bien de sous-louer le petit réduit…

Quel réduit ?

Mais celui qui est près de la cuisine. Vous savez bien lequel.

Pourquoi ? »

Devant mon incompréhension et ma surprise elle rougît et se mit à bafouiller.
Cinq années ont passé depuis et je n’oublierai jamais ce prélude qui fit de moi le plus heureux des hommes.
Bernadette, l’employée, arrivée à la mort de ma femme dans la maison n’avait jusqu’alors jamais prononcé plus de cinq mots de rang et ce jour-là, elle était prise d’une logorrhée exceptionnelle. J’étais plus habitué à ses grimaces et à ses gestes saugrenus qu’à ses paroles. Elle crachotait ses mots et tout en zozotant elle persévérait dans ses efforts pour me faire comprendre son dessein. Elle devisait sur le bien-fondé de son idée. Le réduit qui jouxtait la cuisine pourrait devenir la chambre de la jeune femme qui bientôt la remplacerait devant les fourneaux.
– Mais vous ne m’avez pas présenté votre démission, vous voulez me quitter Bernadette ? Le mot « démission » la fit sursauter et son regard flou obliqua vers le fauteuil où j’avais pris place après le déjeuner.
– Monsieur, jubila-t-elle, voilà maintenant six ans que vous êtes veuf, six ans que j’ai pris la place de votre femme dans votre foyer, vous ne pouvez plus différer, il est temps d’officialiser notre relation et de me trouver une remplaçante aux fourneaux.
Ce fût à mon tour de frissonner devant la tricherie de cette femme, j’aurais souhaité disparaître sous mon fauteuil plutôt qu’écouter l’avenir que me faisait miroiter cette femme. Elle avait après la mort de sa cousine, qui était mon épouse, fait preuve de bienveillance discrète et avait su par ses compétences de cuisinière et de ménagère alléger mon fardeau. Mais elle aimait fureter dans les salons et dans les chambres à l’étage et je la soupçonnais de farfouiller dans des dossiers qui ne la regardaient pas. Lorsque je me retirais, le soir, dans mon bureau, elle m’épiait et avait entendu mes conversations téléphoniques avec le Docteur Marchal. Elle savait que je souffrais d’une malformation cardiaque et que je pouvais m’effondrer à tout moment. Je ne décolérais pas en comprenant que cette furie muette avait ourdi un plan qui comprenait et son remplacement et notre mariage. Pour ménager mon pauvre cœur, je n’avais rien rajouté ce soir-là, la laissant penser que je capitulais.

Quelques jours plus tard, j’entendis la petite berline de Bernadette freiner sur le gravier de la cour mais au lieu de passer par la porte de service, elle entra par la porte principale et me héla.  Elle ne m’avait pas adressé la parole depuis qu’elle m’avait soumis ses projets et, ce soir, elle était accompagnée.

Roselyne était une jeune femme dynamique et enthousiaste qui proposait de suppléer Bernadette à la cuisine. Sa bonne humeur, qui faisait clignoter ses yeux, était contagieuse. Elle oscillait d’un pied sur l’autre faisant bruisser le cuir de ses bottines. Bernadette trépignait, son regard passant de l’un à l’autre comme si elle louchait, pendant que nous faisions connaissance. Je nageais dans le bien-être et me concentrais sur les réponses de Roselyne tout en ignorant le sourire ironique et le bruit des doigts de Bernadette qui pianotaient sur le bois du vaisselier.

Sa nervosité culmina encore lorsqu’elle m’entendit proposer à Roselyne de s’installer dans la grande chambre du rez-de-chaussée, elle y serait plus à son aise que dans le réduit exigu et incommode. Bernadette chancelait dans ses certitudes et les protestations la démangeaient. Elle n’osait me contredire mais je sentais la contrariété jaillir de tout son être. Elle clopinait derrière nous lorsque nous descendîmes dans le parc pour admirer les seringats et les magnolias, les insectes pullulaient sur les fleurs migrant d’un bosquet à l’autre. Bernadette éternua deux fois et prétexta l’allergie au pollen pour faire demi-tour. Nous l’entendions vociférer et haleter lorsqu’elle reprit la direction de la maison.

À partir de ce jour, Bernadette cessa de me préparer mes repas et la semaine suivante Roselyne s’installa dans la chambre du bas. Elle excellait dans la préparation de plats nouveaux et je découvrais avec délices les saveurs épicées des tajines et du couscous, des rougails et des colombos… 

J’avais deux femmes dans ma vie et mes journées se déroulaient dans la joie ou l’ennui selon que j’avais affaire à l’une ou à l’autre. Bernadette se donnait toute entière à la préparation du mariage fixé à la fin de l’été. Je la laissais radoter sur le choix des menus et des textes de la cérémonie sans sourciller. Elle jonglait dans ses listes avec une adresse et un savoir-faire que je devais lui reconnaître. Je frétillais d’aise en la voyant éructer et vociférer lorsque le traiteur ou le bijoutier, l’officiant ou la couturière ne lui donnait pas satisfaction. 

Je cheminais sereinement entre la nouvelle Bernadette, la vraie Bernadette, calculatrice et vénale et l’affabilité de Roselyne. Bernadette ne semblait même pas désarçonnée de me voir si magnanime et d’approuver tous ses plans. Il ne lui venait pas à l’idée qu’une femme qui allait se marier montrait un minimum de désir, ou tout au moins de tendresse, envers son futur époux.

Roselyne voguait avec allégresse entre les différentes pièces de la maison, savait se faire discrète mais aimait aussi faire durer les dialogues le soir après le dîner. Elle était férue d’art, réalisait des tableaux d’émaux qu’elle taillait elle-même et créait des bijoux en pâte de verre. Mon métier de journaliste mais aussi, l’homme curieux que j’étais, faisait souvent écho à ses élans passionnés. Notre relation prît un tour plus intime le jour où je lui proposais de visiter ensemble l’atelier de mon ami Jean, le souffleur de verre.

Roselyne n’avait pas d’attaches familiales et n’interrompait pas ses activités artistiques pendant le week-end ou les vacances. Elle accueillit avec joie l’idée d’un séjour dans Les Cévennes pour randonner et approfondir notre relation. Nous bivouaquions dans une petite vallée et nous levions tôt pour l’ascension du mont Aigoual ou du mont Lozère. Nous nous sentions seuls au monde, deux vagabonds serpentant sur les sentiers de granite entre feuillus et conifères. La montée était rude et les pieds cherchaient à tâtons le meilleur équilibre. Lorsque Roselyne glissa sur une pierre bancale je l’attrapais par la main et dans un éclat de rire nous échangeâmes notre premier baiser.

Le mercredi 23 août, j’entrais à la mairie au bras de Roselyne, Bernadette faillit s’étouffer en nous voyant arriver. Lorsque l’édile formula la demande rituelle: « Et vous Monsieur Bertrand Conrad souhaitez-vous prendre pour épouse madame Bernadette Lecointre ci-présente ? » Je souriais, regardais Bernadette et répondis NON ! Après un petit twist de victoire et un signe d’adieu, je pris Roselyne par la main et nous nous enfuîmes sous les regards interloqués de la totalité de l’assistance. Nous avions rendez- vous dans le village voisin où nous attendaient nos deux témoins.

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