Anna
Jusqu’à ce jour, je n’avais entendu d’elle que ces mots : « Que faut-il préparer pour le dîner ? «
Toujours effacée, taciturne, je puis dire que pendant six années, elle n’avait pas proféré une parole de plus, du moins en ma présence.
— Voilà Monsieur….j’ai quelque chose à vous demander, commença-t-elle tout à coup. Vous feriez bien de sous louer le petit réduit…..
— Quel réduit ?
— Mais celui qui est près de la cuisine. Vous savez bien lequel.
— Pourquoi ? ( Dostoïevski L’honnête voleur 1848)
Sans y prêter garde, je me mis à l’analyser. Déformation professionnelle car Anna avait d’abord été ma patiente avant d’être à mon service. Six ans plus tôt, elle était entrée dans mon cabinet, crachotant les rares sons qui jaillissaient de son esprit souffrant. Atteinte de mutisme, elle était arrivée d’un pas chancelant, menacée d’internement par un père tyrannique, pour qui elle n’était qu’une bouche de trop à nourrir. Et c’était bien de bouche dont il s’agissait. Rien d’intelligible ne parvenait à cheminer de ses cordes vocales jusqu’à son palais. Mes confrères devisaient dans mon dos, épiant la moindre de mes réactions mais je ne leur offris pas le plaisir de ma capitulation. J’avais déjà traité un cas d’aphasie suite à un choc psychologique et j’étais décidé à appliquer la même méthode à Anna. Mais pour cela, il fallait tricher, migrer vers les sphères les plus sombres de son inconscient, vagabonder dans son surmoi et en extraire toutes les pulsions de violence qu’il contenait. J’obligeais Anna à me parler de ses parents, elle dont la langue obliquait, serpentant entre les dents jusqu’à la faire grimacer d’impuissance. Dernière d’une fratrie de neuf enfants et orpheline d‘une mère qui avait rendu l’âme le jour de l’accouchement, sa vie n’avait été que labeur dans la ferme, famine quand les champs s’épuisaient et culpabilité de ne pas être morte à sa place, à elle. Celle qu’elle ne connaîtrait jamais car elle l’avait tuée, elle et elle seule. Du moins s’en était-elle convaincue. J’allais donc dans son sens, faisais exprès de monter le ton, de vociférer contre elle, de ne jamais décolérer lui montrant sa responsabilité. La pauvre chancelait sous le poids de mes reproches. Je la voyais haleter, se démanger soudainement comme si elle avait une crise d’eczéma. Autour de nous, le monde restait figé. Les tentures du bureau dissimulaient les pointes des tours gothiques de la Votivkirche non loin du Ring, d’où les notes de la sonnette du tramway montaient jusqu’à l’appartement. Rien ne venait perturber nos séances et personne ne pouvait imaginer ce qu’il se passait. Jour après jour, je persévérais à la tourmenter car je lui avais fait miroiter l’approche de sa guérison et je jubilais intérieurement à l’idée d’atteindre enfin le point culminant, ce point où ses défenses cèderaient. Ce qui arriva. Un jour, elle sursauta en bafouillant :
— Non.. non.. Docteur, ce n’est pas moi.
— Bien sûr que non Anna. Rien n’est de votre faute et vous avez votre mot à dire.
Si la parole lui était venue, elle n’en abusait pas. Elle avait refusé de retourner chez son père et je lui avais proposé une place.
Mais je ne voyais pas en quoi, après toutes ces années, le réduit près de la cuisine pouvait l’intéresser. Sans sourciller, elle me répondit.
— Pour me souvenir Monsieur enfin… Docteur.
— Vous souvenir de quoi au juste, Anna ?
— De qui j’étais. Il ne faut jamais oublier d’où l’on vient et ce qui nous a construit. Je voudrais y ranger quelques livres et y poser une petite table pour apprendre. La lucarne permet à la lumière naturelle d’entrer. Et peut-être me permettriez-vous encore de farfouiller dans votre bibliothèque, Docteur Freud ?