Le pèlerinage
Ce matin du 11 mai, une nouvelle étape dans la crise du covid-19 s’annonçait. Je m’étais levé tôt, du moins pour le jeune retraité que je suis. J’avais allumé la radio, englouti un solide petit-déjeuner et pris une douche revigorante. Je savais que, tel un Sylvain Tesson du déconfinement, l’aventure m’attendait. On pouvait désormais se promener dans un rayon de 100 km autour de son domicile. Au-delà, il fallait un motif impérieux ou on risquait une amende de 135 €.
Dès la veille, j’avais préparé mes affaires, mes chaussures de randonnée, mon sac à dos, mes bâtons, couteau suisse, matériel de cuisine, gourde, carte, boussole, couverture de survie, tente, matelas gonflant, sac de couchage, vivres et une trousse de premiers secours. On n’est jamais trop prévoyant. J’espérais simplement que mon sac ne serait pas aussi lourd à porter que le rocher de Sisyphe.
Il existait des sites de calcul sur internet pour être certain de ne pas sortir du périmètre autorisé. J’avais pris une carte et tracé un cercle autour de Quimper. Je projetais d’effectuer, à pied, le tour de cette ligne imaginaire qui marquait la zone de déconfinement, tout au moins dans sa partie terrestre. J’allais traverser la Bretagne du Sud vers le Nord : depuis les abords de Locmariaquer, en passant par Uzel, jusqu’aux alentours de Pleumeur-Bodou.
J’avais prévenu ma fille qui avait tenté de m’en dissuader : c’était, à ses yeux, un objectif insensé. Elle était inquiète, craignant une seconde vague. Et si les masques, gels et gestes barrières ne suffisaient pas à endiguer la pandémie ? Elle aurait préféré que je reste encore confiné. Mais j’avais trop soif d’aventure pour l’écouter. Je ne pouvais plus faire le tour du monde, comme à l’accoutumée ? Qu’à cela ne tienne, je ferais le tour de la zone autorisée !
J’avais calculé que l’arc de cercle représentait un trajet d’environ 170 km. Je n’avais jamais parcouru une telle distance, et j’étais rouillé par ces deux mois de confinement. Je ressentais un léger vertige face à l’inconnu, cette partie de la Bretagne ne m’étais pas si familière, néanmoins il n’était pas question de continuer à rester amorphe, dans mon fauteuil, devant la télé.
J’avais réservé un billet de TER entre Quimper et Lorient, ville proche de la limite autorisée. Ayant peiné à retrouver mon masque, j’ai failli manquer le départ de 8h16. Dans le train, un siège sur deux était condamné afin d’éviter la propagation du coronavirus. J’aurais aimé bavarder avec mes voisins, leur raconter mon projet avec enthousiasme, mais je repensais aux mises en garde de ma fille, je comprenais la nécessité de se protéger, les uns, les autres.
En descendant sur le quai de la gare de Lorient, au milieu des voyageurs, j’ai remarqué un homme massif. Il pouvait avoir mon âge, portait des chaussures de randonnée et un grand sac à dos bleu. Il déployait une carte IGN où était dessiné un cercle. J’ai compris immédiatement qu’il avait eu la même idée que moi. Je me suis rapproché, à un mètre de distance, dépliant à mon tour ma carte, en signe de ralliement :
— Bonjour, je m’appelle André, vous allez randonner à la limite de la zone de déconfinement ? lui ai-je lancé, affable.
— Enchanté, moi c’est Denis. Eh oui, moi aussi !
— Nous pourrions y aller ensemble !
— Avec plaisir !
Plus loin sur le quai, un autre homme, aux cheveux argentés, en tenue de randonneur, était lui aussi absorbé par la lecture de sa carte . Il s’appelait Ronan. C’est ainsi que nous sommes partis fièrement, tous trois, vers la frontière entre zone autorisée et zone interdite. Nous respections une distance d’un mètre entre nous.
J’avais l’impression de me retrouver sur le chemin de Compostelle, nous avions croisé des cyclotouristes et j’avais déjà deux amis. Nous nous sommes découvert des intérêts communs pour la pétanque et les voyages.
Nous avons longé vaillamment la route nous menant de la gare aux environs de Locmariaquer, le départ de notre périple. Nous allions pouvoir admirer les plages, les criques et la côte dentelée qui se découpe le long du rivage, survolée par les oiseaux de mer. Le vent soufflait très fort, ralentissant nos pas.
C’est alors que presque arrivés à notre point de départ, avant même d’avoir aperçu la mer, nous avons rencontré deux jeunes gendarmes : un homme et une femme. Ils nous ont enjoint de présenter nos justificatifs de domicile. Mon ami Ronan, de Quimper-centre, se trouvait tout juste à 100 km de chez lui. Cela passait. Denis de l’est de Quimper se situait précisément à 99,99 km. On ne pouvait rien dire. Quant à moi, habitant à Quimper-Ouest, j’étais à 101 km de mon domicile. Quelle angoisse ! J’avais outrepassé mes droits.
Les gendarmes nous ont expliqué qu’ils ne pouvaient pas nous verbaliser, la loi n’étant pas encore promulguée à ce jour. Ils se contentaient d’en appeler à notre sens des responsabilités. J’ai argué que j’améliorais mes défenses immunitaires, mais cela n’a pas eu l’air d’émouvoir les deux représentants de la loi. Ils m’ont demandé de faire preuve de bon sens et m’ont conseillé d’aller renforcer mes défenses immunitaires à Quimper. À nos âges, il faut se montrer raisonnable et ne pas jouer avec les limites.
En signe de solidarité et refroidis par le discours des gendarmes, mes amis ont choisi de ne pas poursuivre non plus leur parcours. Nous sommes allés bivouaquer dans un champ de la zone autorisée, au milieu des hautes herbes et des vaches. Là, nous nous sommes promis de nous revoir, peut-être au Café des Arts ou dans une crêperie dès que ces établissements rouvriraient.
Nous sommes rentrés ensemble à Quimper, en taxi. La tête basse, nous avons narré le piteux épisode au chauffeur. Celui-ci, protégé derrière son masque et un rectangle de plexiglas, s’est montré amusé de notre mésaventure. Toutefois, il nous a reproché d’avoir pris le TER, à l’aller, alors qu’il fallait laisser le train à ceux qui en avaient vraiment besoin. Il songeait à tous ceux qui n’auraient pas été mécontent de pouvoir se confiner un peu, au lieu de prendre des risques, même si leurs métiers étaient utiles. Ceux qui sont confinés veulent sortir et ceux qui ont le droit de sortir aimeraient pouvoir se confiner. À croire que l’insatisfaction chronique est le propre de l’homme, avait-il ajouté, philosophe.
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Isabelle, le 13 mai 2020