Cette année là, comme tous les matins je me réveillais en douceur avec le chant des oiseaux comme unique fond sonore. Pas de bruits parasites agressifs ni moteurs ni grincements, rien que les oiseaux qui donnaient le meilleur d’eux mêmes. Cette année là, le printemps était magnifique. En ouvrant les volets, je découvrais le ciel bleu. Ce printemps là, il était bleu tous les jours, d’un bleu limpide et pur, qui donnait envie de s’y fondre. Le pommier du jardin explosait de milles fleurs roses pales et les roses rouges donnaient leurs premiers bourgeons.
Je descendais à la cuisine en m’étirant, comme mon chat roux qui attendait sagement que je lui ouvre la porte pour me raconter sa nuit sauvage. Sur la table trônait un énorme bouquet de fleurs que je n’avais aucun souvenir d’avoir posé. J’y découvrais des capucines d’un orange vif comme une banderole de protestation contre les inégalités, des lilas mauves et odorants comme les suffragettes, ces premières féministes, de superbes oiseaux de paradis aux becs pointus et déterminés à proposer un avenir radieux, et toutes sortes d’autres fleurs qui faisaient un ensemble aussi colorés et joyeux que les manifestants de la gay pride. Toute cette floraison lumineuse éclairait la pièce et me ravissait de plaisir.
Comment ce bouquet était il arrivé là ? Mystère !
Encore ébahie, j’allumais la radio, avec un peu d’angoisse. Car, comme tous les matins, cette année là, on annonçait chaque jour le nombre de morts de la veille.
Le jour du printemps, cette année là, la vie s’était arrêtée, suspendue. Une menace invisible planait sur le monde.
Au lieu de cela, j’entendis la voix chaude de Jacques Dutronc chanter « le petit jardin». Un plaidoyer pour ses jolies fleurs aux parfums de métropolitain menacées par les promoteurs. La flûte traversière m’évoquait la nature et la douceur de ce matin de printemps. Mais cela m’évoquait aussi notre jardin, notre monde, qui avait été envahi par des entrepreneurs toujours plus voraces.
Cette petite musique m’avait donné envie d’écouter Harmonium et son paradis perdu et « Flowers » d’Émilie Simon et sa voix enfantine. Oublier le présent destructeur et me plonger dans un monde d’harmonie. La musique qui fait vibrer en nous notre véritable nature. L’avons nous perdue ?
Comme d’habitude en ces temps là où l’on devait réduire au strict minimum nos déplacements en dehors de nos habitations, « restez à la maison « était le mot d’ordre, les provisions devaient durer le plus longtemps possible. Je trempais donc ma baguette décongelée dans mon café soluble en regrettant bien l’odeur du pain chaud et du café fraîchement torréfié et en pensant à tous ces gestes répétés toutes ces années. J’avais été habituée à consommer, dés mon plus jeune âge, toutes sortes de choses ainsi que la plupart de mes congénères.
L’attrait du neuf, le goût du changement, aiguisés par des présentations toujours plus séduisantes, suscitait une envie irrépressible d’acquérir. C’était devenu pour tous une addiction. Mais, comme des drogués, dés le désir en partie assouvi, le manque se faisait sentir. De plus en plus fort. De plus en plus contagieux. Une machine infernale.
Sur notre planète, telle une île perdue au milieu de l’univers, nous étions de plus en plus nombreux. Chacun avait le désir de s’évader, de s’échapper d’un quotidien routinier où nous tournions en rond. Alors comme des aventuriers à la quête d’un trésor, nous nous échappions par tous les moyens. C’est ainsi que les véhicules de tous types commencèrent à foisonner: il n’y avait jamais assez de voitures, de trains, d’avions qui partaient dans toutes les directions. Le voyage comme une fuite.
Mais le ciel a fini par s’assombrir, d’abord couvert d’un voile de particules fines, invisibles à l’œil nu, puis l’atmosphère devint petit à petit d’un gris terne et froid. La nature souffrait en silence. Une nuit éternelle nous guettait. Certains nous prédisaient des années sombres et apocalyptiques. Mais tels des fourmis laborieuses et disciplinées, nous avons continué à nous agiter frénétiquement. Et un beau jour, nous avons pris conscience que c’était vraiment sérieux. Et c’est lors d’une nuit sans lune que l’on a appris la nouvelle d’une catastrophe imminente.
J’en étais là dans mes réflexions, quand des pas joyeux se firent entendre. Mes enfants dévalaient l’escalier en riant. Ils m’embrassèrent tendrement et s’extasièrent devant le magnifique bouquet. Je leur fit part de mon étonnement de le trouver là ce matin. « Il est superbe. Quelle belle surprise ! Mais je me demande bien comme il est arrivé là! »
Un clin d’œil appuyé de mon fils à ma fille et je compris qu’ils en étaient à l’origine.
Ils m’expliquèrent alors qu ‘ils avaient glané ces fleurs de ci de la dans les jardins environnants. Grâce à la gentillesse des voisins, ils avaient réuni patiemment ce fabuleux trésor de générosité, de joie et d’amour. « Joyeux anniversaire, maman » !
Je me souviendrais toujours de cette année là. Et de l’espoir immense qui a surgi grâce à ce bouquet.
Isabelle B 02/05/2020