Vol de nuit suivi de Comme j’aime cuisiner !
Vol de nuit
Après une nuit peuplée de rêves, j’essaie de me les remémorer avant qu’ils ne s’estompent. J’ai le sommeil lourd en ce moment. Je m’étire, me lève. Encore embrumée de songes, je me dirige vers la cuisine. Il fait bon, j’entrebâille la fenêtre que j’avais laissé grande ouverte. J’attrape mon bol préféré, en faïence de Quimper, j’y verse des flocons d’avoine. Dans le frigo, je saisis une bouteille de lait et quelques framboises que je dispose sur la table.
En m’asseyant, j’aperçois un objet rouge derrière mon bol. De prime abord, je crois à une framboise échappée de sa barquette. À y regarder de plus près, c’est une bague au cabochon de rubis étincelant. Quelle surprise ! Suis-je bien réveillée ? Elle brille d’un rouge extraordinaire, intense, proche de l’incarnat. Je la soupèse et la détaille. Elle est ancienne, un bijou de grande valeur, assurément. Son anneau resplendit dans le pâle soleil de l’aube. C’est sûrement de l’or. Elle n’était pas là hier, j’en suis certaine. La porte d’entrée est fermée de l’intérieur. Qui donc peut bien l’avoir oubliée là ?
Cela fait plus d’un mois que je suis confinée, sans recevoir personne. Serait-ce un cadeau ? J’habite au troisième. Je me penche à la fenêtre, interrogeant la paroi du regard : il faudrait être diablement souple ou fou pour escalader la façade de l’immeuble, dépourvue de balcons, jusqu’à mon étage. Ou quelqu’un l’a-t-il simplement lancée ?
Flûte ! Cette histoire absurde me tarabuste. Un tas d’explications s’emmêlent dans ma tête, toutes aussi invraisemblables les unes que les autres. Si c’était le message d’un inconnu, n’y aurait-il pas adjoint un petit mot ?
Je jette un œil à l’extérieur. Sur les fils électriques, des oiseaux sifflotent, composant une belle symphonie dissonante. J’ai l’agréable impression qu’ils sont plus nombreux en ce moment. Leurs silhouettes, se découpant sur les fils, dessinent comme des notes sur une partition. Leur petite musique me ramène à la réalité. Deux pies volettent dans un fracas d’ailes, puis jacassent, perchées sur les poteaux. Je me frappe le front : mais bien sûr ! C’est une pie qui a dû dérober la bague et la déposer sur ma table.
Il faudra retrouver son propriétaire au plus vite, lorsque cette période étrange sera terminée. Je reprends mes habitudes de confinée. J’allume la radio, on y disserte à propos du coronavirus. Après ma dose quotidienne d’infos sur la pandémie, j’éteins ; je cale un CD dans ma chaîne hi-fi, celui que j’écoute en boucle en ce moment : la bande originale du film Le grand bleu. Planant.
Je surfe sur internet, racontant l’histoire de la bague à mes différents contacts. Presque tous connaissent une anecdote amusante de pie chapardeuse. Un ami m’envoie la copie d’un lien vers l’opéra de Rossini La pie voleuse. Je l’écoute sur mon smartphone ; cet air familier m’apparaît si entraînant que je décide d’accomplir ma séance journalière de vélo d’appartement en l’écoutant. Les yeux clos, je m’imagine pédalant dans des contrées perdues où je n’ai jamais voyagé. J’éprouve la sensation d’avaler les kilomètres, traversant les pays de la Bretagne à la Chine en passant par la Bulgarie.
Lessivée, je regarde un documentaire au sujet des loutres géantes du fleuve Amazone sur France cinq, avant de choisir un roman dans ma pile de livres à lire. Je passe l’après-midi à écrire une histoire de pie. Le dîner achevé, à vingt heures, je me joins avec enthousiasme aux applaudissements qui résonnent , dans tout le quartier, pour remercier les soignants.
À la nuit tombée, je m’assure d’avoir bien fermé les fenêtres mais ne parviens pas à trouver le sommeil, mille questions me taraudent. Et si ce n’était pas une pie ? Suis-je en sécurité chez moi ? N’importe qui peut-il y pénétrer ? Quelle idée aussi de laisser la fenêtre de la cuisine ouverte ! Je somnole, lorsque j’entends un curieux bourdonnement dans l’obscurité. J’ouvre les yeux. Ce qui ressemble à une drôle de créature, comme une énorme libellule, luisant dans la claire opacité, s’approche de ma fenêtre. Je me lève pleine d’effroi. J’avance à pas feutrés. Ce vrombissement m’oppresse. La sueur perle dans mon dos et ma gorge se serre. Soudain, je suis presque soulagée : je reconnais la forme d’un drone. À la lueur de la lune, j’aperçois la petite voisine dans le jardin d’en face, l’air espiègle, manœuvrant la machine, une télécommande dans les mains. Je soupire, les battements de mon cœur retrouvent peu à peu un rythme normal.
Pour son anniversaire, elle aura reçu la bague de sa grand-mère qui elle même la tenait sans doute de ses aïeules. Le précieux objet doit se transmettre de génération en génération. Pour se distraire, la chipie a dû faire entrer l’engin volant par la fenêtre de ma cuisine. Dormant à poings fermés, je n’ai rien entendu. Elle a largué le bijou dans mon appartement. Sans doute n’était-il pas à son goût. La fillette est bien plus intéressée par cet autre cadeau : un drone ! Un jeu d’autant plus amusant que piloter ce type d’appareils, de nuit, est interdit !
Isabelle
Isabelle, le 6 mai 2020