Pas de pot de Viviane

Pas de pot

Nous étions le lundi de Pâques, la veille nous n’avions pu fêter cet évènement en famille comme chaque année. Pour la première fois, notre grand rassemblement n’aurait pas lieu.
Cependant, chacun avait fait preuve d’imagination pour partager quelques moments joyeux sur le net et égayer la journée. Je me suis endormie paisiblement en repensant, sourire aux lèvres, aux vidéos des petits et des grands, qui cherchaient les œufs de Pâques, et chantaient joyeusement. Je me réveillai au chant des oiseaux qui piaillaient de bon matin. Je sus que ce ne serait pas une journée ordinaire. Les tourterelles étaient de retour, elles roucoulaient sur le fil électrique juste au-dessus de ma fenêtre. J’entendais le pic-vert s’activer au rythme du marteau piqueur dans le grand sapin au fond du jardin.
Et surtout je me levais du bon pied et de bonne humeur. Un miracle !
Lanig, le lève-tôt de la famille s’activait déjà dans le jardin, il m’avait prévenue la veille qu’il ne m’accompagnerait pas pour notre sortie journalière. Il préparait son chantier pour repeindre la palissade, de 80 mètres de long. Il avait pu acheter de la lazur au magasin vert, en même temps que quelques conserves et boissons autorisées.
En rêvassant je me préparai pour ma marche. Depuis quelques semaines je partais au lever du soleil pour profiter de cette liberté, toute relative, 1 heure, à 1 km de la maison, dans un calme absolu. Je déjeunerais sur la terrasse qui serait bien exposée à mon retour. Mon appareil photo en bandoulière, mon attestation en poche. (J’ai dû la refaire complètement. En gommant la date d’hier, j’avais fait un trou dans le papier journal !!!) je quittai la maison, en faisant un petit coucou à Lanig, très occupé au loin.
Marchant d’un bon pas je me pressais pour mon RV, appareil photo à la main, prête à dégainer. Je les attendais, mais la surprise fut aussi intense que les autres fois. Dès que le plus grand me vit, il s’arrêta, tourna la tête, huma l’air tandis que les deux plus jeunes restaient immobiles, dans l’attente.
Ils ne bougeaient toujours pas, ils attendaient que je les photographie ! 2, 3 clichés et ils disparurent dans le bois en sautant, cabriolant. Je les avais rencontrés plusieurs fois déjà, à chaque fois les trois chevreuils semblaient aussi curieux que moi. Je respirai d’aise et continuai mon chemin. Je longeai le grand champ sur la petite route goudronnée qui menait à l’ancienne ferme. Je me laissais bercer par la magie du moment, les rayons du soleil commençaient à embraser le ciel qui passait d’une couleur rouge flamboyant à des oranges teintés de quelque petits nuages gris clair. Je pouvais voir au loin, un petit coin de mer à travers les arbres, et j’apercevais quelques bateaux au mouillage. C’était mon instant d’évasion vers le large. Mais il me fallait faire demi-tour, j’aperçus dans le ciel les trois oies qui passaient là tous les jours pour leur rendez-vous à l’étang du Moros. Le grand héron gris était absent, parti sous d’autres cieux. Vite ! Il fallait rentrer, la menace de la marée chaussée et surtout de l’afflux de promeneur, cycliste et joggeur de tout poil, sur cette petite route agréable, me faisait presser le pas.
Quand je rentrai je vis Lanig toujours occupé à son ouvrage derrière la palissade. Je passai par la terrasse où je pris le journal que mon voisin Gégé, déposait tous les matins. La cuisine était illuminée par le soleil, j’y jetai à peine un œil, effectuant les gestes habituels comme une automate. Allumer la radio, vite changer de station pour entendre de la musique, brancher la machine à café, mettre mes 2 tartines dans le grille-pain. Ce petit rituel m’aidait à me réveiller doucement. Mais ça, c’était avant, avant que je ne décide de partir prendre l’air, dés le pied levé, au premier rayon du jour. La veille j’avais préparé le grand plateau. Il était garni de confiture de framboises de l’année dernière, d’une coupe de fruits, un jus de fruit, un petit bouquet de fleurs de couleur rouge, bleu, jaune, blanche, le tout sur une jolie petite nappe très colorée des Antilles. Je m’apprêtais à m’installer sur la terrasse couverte. Elle était maintenant exposée au soleil du matin. Tout en m’affairant, j’étais troublée par quelque chose d’inhabituel, mais toujours un peu dans la lune, je ne remarquai rien d’anormal. C’est en soulevant la cafetière que je découvris le pot à lait cabossé à côté de la cruche d’eau.
La stupéfaction me réveilla pour de bon. Les souvenirs affluèrent de toute part : Le grand pot à lait de la famille ! Il avait disparu alors que je venais de fêter mes 12 ans. Je m’en souvenais comme si c’était hier. Il était splendide, mon grand-père y avait peint un bouquet de fleurs abstrait de toutes les nuances de l’arc en ciel. Il avait transformé ce pot quelconque en aluminium, en une œuvre d’art. Toutes les familles personnalisaient leurs précieux récipients qui coûtaient chers, afin de ne pas les confondre. Nous en avions 3 de capacités différentes, un grand de 1,5 l et de 1 l et un petit de 0,5 l. Ils étaient tous décorés du même dessin. Le pot se volatilisa le jour de la fête du village. De bon matin, chacun avait apporté le sien rempli de lait pour les chocolats chauds et la pâte à crêpes, tandis que les musiciens commençaient à s’affairer. De nombreux jeux et stands pour se restaurer avaient été mis en place. Mais l’apothéose des festivités, c’était la piste de danse en parquet de chêne, sous chapiteau. L’orchestre y avait installé ses instruments et testait la sono. Tout était prêt pour la danse.
Le bal commençait de bonne heure, tout le quartier serait là. Les aînés valides ou en fauteuil roulant étaient installés confortablement aux premières loges. Ils ne voulaient rien manquer du spectacle et pouvoir accéder facilement à la piste. La première danse commença par une farandole endiablée. Puis, se succédèrent le paso-doble, le tango, la valse, le rock et en fin de soirée le disco pour la jeunesse. Les couples tournoyaient sur la piste de danse sur les airs de Claude François, Dalida, Jo Dassin, Elvis, Johnny, Adamo pour les slows langoureux. Jeanne notre voisine, la commère du quartier, était jalouse de Mélanie ma mère. Elle la surveillait, l’épiait, la soupçonnait du pire. Myriam était plutôt jolie, mais elle était surtout, toujours gaie, pimpante, généreuse et heureuse de vivre. Ce jour-là elle portait une superbe robe, de couleur blanche avec de grosses fleurs, rouges, noires et jaunes. La jupe évasée avait de nombreux tours, le bustier ajusté mettait en valeur sa charmante poitrine. On aurait dit qu’elle sortait d’une revue de mode. C’était sa cousine, couturière de talent qui lui confectionnait ses tenues. Jeanne l’observait tandis qu’elle dansait avec Paul son mari. Ils virevoltaient et se déplaçaient avec aisance dans toute la salle. Un vrai bonheur se dégageait du couple. Myriam n’avait d’yeux que pour son mari. Elle était très amoureuse.  » Elle réussit tout cette garce, il n’y en a que pour elle » maugréât-elle de rage à peine contenue. Jeanne vivait avec Gégé depuis maintenant 10 ans, il n’avait pas eu d’enfants malgré le désir de Gégé et le couple s’était installé dans des habitudes routinières. Il n’y avait jamais eu de fantaisie dans leur relation, leur vie était en apparence terne et ennuyeuse.
Quand il ne travaillait pas à la scierie, Gégé aimait s’isoler dans son atelier. Jeanne y était interdite de séjour. Elle n’avait jamais osé braver cet ordre. Son mari avait été bien clair, elle avait compris que cette fois, il ne rigolait pas.  Radio à fond, il écoutait les émissions de Pierre Bellemare, Salut les copains, pour le Jeu des mille francs, il était imbattable.  » On t’inscrira un jour à la sélection » lui disait ses copains.
Dès les beaux jours, il passait aussi beaucoup de temps dans son potager. Il contrariait rarement sa femme. Jeanne discutait toujours de tout, elle n’était jamais satisfaite. Dès qu’elle revenait du marché, elle l’abreuvait d’histoires sur les voisins et les commerçants. Il ne l’écoutait pas.  » Quelle langue de vipère! » se disait-il, consterné. La veille, il haussa les sourcils en la voyant, coiffée de ses bigoudis, un masque d’argile sur le visage. « C’est le grand jeu pour demain, mais qui pense t’elle séduire ? » se demanda t’il perplexe.
Au fil des années elle était devenue acariâtre, probablement aigrie de sa triste vie. Quand elle s’absentait, Gégé nous invitait dans son atelier moi et mes frères. Il nous apprenait à bricoler et à construire les objets de notre choix. Gégé adorait la fête du village. Il participait à l’organisation et à l’installation des stands avec ses copains. Il était intarissable, aimant blaguer, chanter. C’était alors un tout autre personnage.
La fête battait son plein, Jeanne piplétait avec ses copines. Soudain, elle vit une grande main avec de longs doigts soulever le couvercle d’un pot à lait maintenant vide. Il était sur la première rangée sur une table avec les autres pots. Elle vit la main y introduire un papier et refermer le couvercle. Elle ne réussit pas à voir l’homme à qui appartenait cette belle main. Il avait déjà disparu derrière la bâche qui recouvrait le stand.
Son sang ne fit qu’un tour, elle avait reconnu le pot de Myriam. Toute excitée, elle planta là ses copines et se précipita vers le stand.  » Je viens chercher mon pot, je ne voudrais pas l’oublier » dit-elle à Marie Thérèse qui servait les crêpes. Les yeux rivés sur le récipient, décoré d’un bouquet multicolores. Elle le reconnaîtrait entre mille. Vite, elle le recouvrit du manchon de protection pour la chaleur et l’emporta. Incapable de cacher ses émotions, elle décida de rentrer chez elle sous un faux prétexte.
IL fallait qu’elle lise le message. Il était adressé à Mimie. « Chère Mimie. Je t’ai observée toute la journée, tu es si sexy, dans ta jolie robe à fleurs. Tu me rends dingue. Rejoins-moi dans le petit bois d’amour à 22h. Dès que tu arrives, tu fredonnes l’air de « pour une amourette » et moi je sifflerai. JP je t’aime.« 
Jeanne était perplexe, Mimie c’était bien Myriam, mais JP, qui était JP ? Elle avait beau faire le tour des séducteurs du quartier, elle ne voyait pas un seul homme portant ces initiales. Elle camoufla le pot à lait dans la grande armoire de la cave. Elle ne pouvait pas le rendre. Comment aurait-elle expliqué pourquoi il était en sa possession. Myriam soupçonna très vite Jeanne d’avoir subtilisé son pot. Quelqu’un l’avait aperçue dans le stand à crêpes de Marie-Thérèse.Évidemment Jeanne n’avait pas pu résister à l’envie de se confier dans la soirée à sa copine Annie. La plus grande pipelette du village, l’histoire se répandit immédiatement comme une traînée de poudreAprès quelques recoupements tout le monde compris que Myriam avait tapé dans l’œil d’un des musiciens. Il avait entendu un des enfants l’appeler Mimie et il l’avait aperçu apporter son splendide pot à lait dans la matinée. JP qui s’appelait en réalité Maurice, voyageait de ville en ville avec son groupe de musiciens chaque samedi soir. Il recevait de nombreuses propositions de redez-vous et des mots doux ardents. C’était un petit homme, les cheveux coupés à la Elvis. Il n’était pas spécialement beau, mais c’est lui qui chantait en solo de sa voix grave de velours. Les filles en étaient folles, et les garçons aimaient sa musique. Il réussissait à moduler son timbre de voix, et enflammait les cœurs avec les chansons d’Adamo.. Ce qu’il aimait surtout, c’était séduire une jeune femme qu’il choisissait lui-même. «  Je suis comme les marins, une fille dans chaque village » se vantait-il. Dès son arrivée, il se mettait en chasse. Il observait les allers et venues qui ne manquaient pas pour les préparatifs. Il avait repéré Myriam ! Sur la piste de danse, il l’observa évoluer. Elle était splendide et dansait avec passion la valse, le rock, le tango. Sa robe tournoyait, s’envolait au rythme de la musique, laissait voir ses longues jambes fuselées. De temps en temps il apercevait un petit bout de tissus blanc… » Hum ! Ça promet » se dit-il l’air gourmand. Ce que Jeanne ne raconta pas, à Annie, c’est qu’elle décida de se rendre au rendez-vous : «  Après tout je peux plaire moi aussi se dit-elle.
Quand elle rentra chez elle avec le pot de Myriam elle se pomponna à nouveau avec soin. Une touche de rouge à lèvres carmin, du blush du mascara. Ses cheveux bouclés s’étaient affaissés avec le vent et l’humidité, il n’y avait plus rien à faire. Elle choisit des dessous plus affriolants et retourna à la fête. Pressée elle se regarda à peine dans le miroir. Quand il la vit arriver, son mari Gégé la regarda étonné. « De mieux en mieux ! Qu’est-ce qu’elle s’est encore imaginée? On dirait qu’elle va à son premier rendez-vous. Et ce maquillage ridicule ! » Se dit-il
A 22h il faisait nuit, les musiciens feraient une pause d’1/2 h. Jeanne n’était pas sotte, elle avait déduit de ces recherches que JP était étranger au village.  Après tout il ne doit pas vraiment connaître Mimie ! Elle arriva à l’orée du bois en fredonnant la chanson convenue. A ce moment-là un magnifique clair de lune éclaira le chemin. Quand JP la vit, il s’arrêta à temps de siffler. il eut l’impression de voir un masque de clown. Ce n’était pas elle ! Il se retira doucement et fila en douce. Jeanne finit par comprendre qu’il ne viendrait pas. Elle explosa de colère et de dépit. Dans sa précipitation, elle cassa l’un des talons de ses belles chaussures de danse vernis . Elle arriva à la fête en claudiquant. Les larmes de rage avaient fait couler son rimmel.  Elle ressemble vraiment à Zavatta, observa Gégé en la voyant passer. Jeanne compris mais un peu tard, que c’était un des musiciens. JP c’était le nom de leur groupe. « Les Joyeux Phénix » Elle se rua sur son pot à lait – Elle avait oublié qu’elle était censée avoir déjà ramené le sien à la maison-
Jeanne avait appris à jouer au football avec ses frères. D’un grand élan, elle shoota de toutes ses forces, avec l’énergie du désespoir. Le pot s’envola dans les airs, avec sa chaussure. On le vit tournoyer un moment et atterrir violemment entre les jambes du chanteur qui se tenait devant la scène. Il hurla en se tenant l’entrejambe de ses 2 mains, en sautillant de douleur. Jeanne avait fait mouche sans le savoir. Elle fit une sortie aussi digne que possible, sur sa seule chaussure à talons devant un public médusé. Ce fût le clou de la soirée. Tout le monde ne parla plus que de ça. Le musicien, avoua à moitié son forfait.
C’était une blague bien innocente, et j’ai finalement changé d’avis au dernier moment. Que de souvenirs. Mon café était froid, et je n’avais pas ouvert mon journal.  Mais comment ce pot est-il arrivé sur ma table ?
Elle entendit quelqu’un frapper à la terrasse. C’était Gégé, l’air bizarre. A l’ instant où elle le vit, elle comprit ce qui s’était passé. «  C’est toi n’est-ce pas ? »
 » Oui, en faisant le ménage dans le sous-sol, je l’ai retrouvé sous une pile de vieux vêtements. J’ai honte, jamais je n’aurais imaginé que c’était elle qui l’avait volé. Elle est partie sans rien nous dire, tu te rends compte ? « 
Oui, Myriam savait tout le mal que cela avait fait à sa mère. «  Je n’ai pas osé te le remettre en face. Ce matin je l’ai déposé dans la cuisine pendant ta promenade, en même temps que je venais t’apporter le journal »
 » C’est du passé, ne t’inquiète pas, tu n’es pas responsable. Maman est en voyage avec son nouveau compagnon Momo, elle sera ravie du retour de son fameux pot. Elle en parle encore souvent et nous finissons toujours par de grand fou rire en souvenir de Jeanne et de Maurice.    VM

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