L’objet
Il ne fait pas encore vraiment jour.
J’observe les pommiers qui se relaient chaque année pour fleurir par binôme. Certains décélèrent leur floraison afin que les autres puissent s’épanouir librement.
Pendant quelques jours, les fleurs cohabitent avec les feuilles qui, sur chaque branche, chuchotent leur promesse d’ombre légère.
A l’aube, un jour de printemps…
Je suis coupable d’impatience, car je me sers un grand bol de café odorant avant même qu’il ne soit entièrement filtré. Le plateau du petit déjeuner est savamment disposé, et, même s’il y a une once de ridicule dans cette habitude matinale, je prends ainsi, en quelque sorte, une petite revanche sociale dans le choix de ce rituel, un rien sophistiqué.
Soudain, je découvre, stupéfaite, un tapis miniature d’environ dix centimètres de long parfaitement enroulé sur la table.
Méfiante de nature, je le saisis du bout des doigts et l’étale bien à plat, étonnée de la souplesse de la matière. Sur la natte tissée avec art, le mandala vivant modifie ses couleurs au rythme de pensées qui, désormais, contournent leur cours naturel. Le point central ne permet pas de distinguer si l’on fuit vers une profondeur ou, au contraire, si l’on a entrepris une ascension visuelle.
Les couleurs semblent s’être atténuées au fil d’un autre temps afin de ménager peut-être celui qui en deviendrait le « voyant ». Je suis intriguée par le blanc qui crée des motifs, et, sans aller vérifier, je sais que ce blanc reprend la transparence des fleurs de pommiers traversées par la lumière de l’aube, un seul jour de l’année.
Le mandala décrit le son du silence intérieur, celui qui révèle le nom d’un des mille dieux d’une légende instantanée. Juste une onde…peut-être sonore… elle survient après l’écoute d’un chant de consolation, une subsistance de son.
Aussi infime soit-il, je m’honore de l’entendre sans y prêter attention, probablement une fois par jour. Parfois l’habitude se rigidifie en discipline ou l’inverse, la discipline s’adoucit en habitude. Elle se tisse dans le mandala de nos songes et de nos aspirations.
Ainsi, les pensées bien ancrées dans l’enfance me permettent-elles de me hisser sur le tapis volant qui s’adapte logiquement à ma taille.
Rien n’est plus agréable que de survoler les paysages, haut, très haut dans le ciel, confortablement installée sur un tapis volant. Les fils tressés avec une finesse inouïe s’entrecroisent au rythme de la vitesse. Je n’ai pas à me forcer pour rire dans le vent. Parfois, je suis les cours d’eau au creux des vallées, à d’autres reprises, je slalome entre les montagnes, admirative de tant de beauté. Des escales sont possibles. En pleine forêt je descends doucement vers un temple devant lequel se massent des pèlerins. A l’intérieur, j’aperçois un enfant assis en tailleur, les yeux clos, recueilli.
Il pleure en silence et me dit : « j’ai perdu mon tapis volant. ».
Je lui réponds « tiens », et dépose mon tapis enroulé précieusement dans sa main.
Cette parole me plonge dans la nuit, dans d’innombrables nuits, les nuits de ma vie, celles qui généreuses, m’emportent vers un sommeil bienfaisant et heureux, et celles qui, traînantes me tourmentent jusqu’à la déraison.
J’avance, sans pas, et traverse l’obscurité. Sans bruit.
L’enfant du temple me prend la main et me guide vers ma maison.
Dans le jardin, il saisit délicatement une fleur de pommier et me l’offre avec grâce.
Je la dépose sur la table, près du bol encore fumant, et je souris.