Les boitiers du GSD de Boum

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Les boîtiers du GSD
Gustave avait été éveillé cette nuit par un cauchemar : un groupe diffus voir évanescent de membres du « Groupement de Surveillance de la Dissidence » ou GSD avait débarqué dans sa maison. Alors qu’ils se dissolvaient dans les brumes du rêve violent, Gustave s’était précipité aux fenêtres Nord, Sud, Est et Ouest de sa maison pour se rendre compte de la situation. Sous la clarté lunaire, tout était calme et gris comme une nuit paisible. Gustave s’était rendormi, convaincu qu’il s’était fait capturer mais que cela pouvait bien attendre le lendemain tant le sommeil l’écrasait et le repoussait au lit. Au matin, des réminiscences du choc subsistaient dans son esprit et dans sa chair. Mais il n’était pas prisonnier. Enfin, c’est ce qu’il croyait. Sur sa table de cuisine, il avait trouvé un boîtier encastré et les pieds de la table soudés au sol. Une sueur glacée lui avait parcouru l’échine du dos et il avait bien cru ne pas parvenir à avaler sa salive.
Pétrifié, il observait ce boîtier couleur ambre et présentant des marques de brosse. Le boîtier était de couleur claire ne dénotant guère au milieu d’une pièce lumineuse parfois dorée par les rayons du soleil. Sur le dessus s’étalait un circuit intégré vert aux soudures en étain. Plusieurs diodes orange et jaunes papillotaient sans arrêt. Gustave se serait bien saisi de la masse de 5 kg pour emboutir l’objet mais il préféra continuer ses investigations. Plusieurs pots amovibles, moyennant un outil que Gustave ne put dénicher dans sa trousse tant le profil d’emboitement et de fermeture était spécifique, étaient remplis à ras-bords de liquides brun, cerise ou noir. Il était probable que le boîtier consommait ces substances et qu’il faudrait les renouveler. La surface des liquides pâteux tremblotait doucement. De temps à autres, une pipette prélevait en proportions égales un volume dans chaque pot pour diluer le mélange dans une cuvette. Un petit bras mécanique visible en transparence sous une partie du circuit intégré juxtaposait des plots de cette substance noirâtre sur une plaque qui se réchauffait jusqu’à ce que les plots réunis forment une flaque qui s’évaporait subitement. Le circuit alors se mettait à scintiller comme la Voie Lactée. Cela durait quelques temps puis se stabilisait dans une torpeur mate.
Alors le boîtier émettait quelques notes victorieuses en forme de croches qui ne manquaient pas d’érafler l’oreille. Gustave accompagnait ainsi jour après jour la partition suivie par le mécanisme du boîtier. Il se calait sur son rythme pour tâcher de le comprendre. Tous les deux jours, son activité augmentait crescendo pour arriver au stade de la sublimation de la pâte noirâtre. Puis, andante, il ronronnait le reste du temps. Instrument bien accordé, ces cycles se reproduisaient imperturbablement. Gustave aurait pu mimer le chef d’orchestre de ce boîtier. Et pourtant, il ne comprenait rien au jeu de cet objet étrange, trônant sur sa table de cuisine, fermement ancré et inaltérable. Il reconnaissait la plupart des sons émis mais ne savait en décoder le message.
Ses amis Félix et Aristide avaient très certainement eux aussi un boîtier domestique mais Gustave n’en avait pas eu la confirmation car il ne pouvait communiquer que des éléments essentiels et vitaux avec l’extérieur. Bien que fort déstabilisé par l’intrus de sa cuisine, Gustave n’avait pas renoncé complètement à ses habitudes quoiqu’il se cala désormais sur celles du boîtier. Il était certain que ce boîtier communiquait des informations vers l’extérieur qu’il prélevait et transmettait automatiquement à des bases de données distantes. Toutes les deux semaines était planifié le remplissage des pots du boîtier. Deux individus débarquaient à l’improviste et, sans un mot, procédaient à l’opération de remplissage et aux réglages nécessaires. Ils portaient des combinaisons de protection intégrales inviolables et le macaron du sinistre GSD. Gustave assistait impuissant à ces séances répétitives. Il avait pointé sur son calendrier les jours d’intervention prévisibles. Les visites étaient optimisées : il fallait aux agents accomplir leurs interventions en un temps record, avec le minimum de personnel et au moment où les pots menaçaient d’être complètement vides. Manifestement le GSD appliquait la doctrine de gestion par la pénurie du gouvernement. Gustave était donc enfermé dans un cycle, ne vivant plus qu’au rythme du boîtier et profitant de ses moments d’intense activité pour tenter de faire parvenir des messages à Félix et Aristide. Pendant ces moments d’agitation fiévreuse, le boîtier ne collectait plus de données, il les transmettait seulement, en tout cas, Gustave en avait fait l’hypothèse. C’était une sorte de zone de temps « blanche » où Gustave s’évertuait à envoyer des messages cryptés à ses amis. La clé de cryptage était bien sûr de sa conception. Malheureusement si Félix ou Aristide avaient reçu ses messages, ils n’avaient pas encore réussi à les décrypter. Gustave recevait aussi des messages et lui non plus ne savait les décrypter n’ayant pas eu le temps de partager une clé avec ses amis. Un jour cependant, un des deux équipiers du GSD, au travers d’un vocodeur qu’il utilisait pour camoufler son identité, lui avait demandé de justifier ses envois de messages cryptés, l’encryption
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« maison » de messages n’étant pas autorisée. Gustave avait essayé de se montrer rassurant leur expliquant que les messages envoyés étaient des notices techniques propres au monde de la photographie et donc écrites dans le jargon de la profession, hiéroglyphique à cette époque. L’équipier du GSD n’avait pas cherché à vérifier la chose. Cependant, bien qu’ayant semblé répondre machinalement, Gustave savait bien qu’il allait devoir cesser ses envois et qu’alors il serait complètement démuni de ressources. C’est alors qu’il reçut une réponse d’Aristide qui avait réussi à déchiffrer ses messages.
Aristide proposait à Gustave de voyager, de se déplacer géographiquement pour échapper à la surveillance des boîtiers. Son idée était de pratiquer le nomadisme. Cela rendrait difficile la pose de boîtier et leur ravitaillement en matières premières. En effet, les gens de culture nomade avaient réussi jusqu’à présent à se soustraire à l’imposition des boîtiers. Mais Gustave était si étranger à cette culture, si dépaysé à l’idée d’essayer de l’adopter, si persuadé qu’il ne parviendrait pas à en apprendre la langue et les usages qu’il crut bien que son ami était devenu fou à force de tourner en rond autour de son boîtier domestique.
— « Devenir un autre, m’altérer, renoncer à qui je suis, en suis-je capable ? Je pense que, dans ce cas, il ne me faudra pas faire les choses à moitié : il me sera nécessaire de me dissoudre dans cette culture qui ne manquera pas de me rejeter autrement. Ne pas accepter, c’est se livrer au GSD de manière durable et peut-être irréversible. »
Peu à peu Gustave dépassait sa surprise et concevait enfin un véritable espoir d’évasion.
Le lendemain, il recevait la visite d’un nomade. Ce dernier s’était présenté juste au moment de l’activité de transmission de données du boîtier et ainsi était parvenu à échapper à la surveillance. Gustave d’abord anéanti d’incompréhension, avait fini par saisir ce que le nomade lui disait :
— « Cette nuit, sortez sur le pas de votre porte. La Lune brillera et l’atmosphère sera terne et grisailleuse à souhait. Non seulement vous verrez raisonnablement bien mais encore vous pourrez passer inaperçu. Voici des chaussures à semelles silencieuses et une combinaison de couleur grise. Chaussez et passez tout cela et ainsi vous circulerez comme une ombre. »
Et Gustave, le soir venu, sortit dans le nocturne calme mort de la rue, bercée par le repos des gens enfermés, un vide de cauchemar où il se déplaçait sans bruit, sans forme. Nulle frontière ne séparait plus son soi intérieur de l’extérieur. Plus rien de vivant ne subsistait en cet espace qui ne lui renvoyait aucun son et aucun reflet. Les rues désertes défilaient cycliquement, elles se ressemblaient toutes, comme déformées par le sommeil. Il allait perdre conscience lorsqu’il arriva devant une roulotte.
Il lui sembla qu’il traversait un champ, qu’il passait d’un médium aérien à autre. Et au moment de ce passage, la roulotte s’éclaira comme si un voile opaque l’avait dissimulée jusqu’alors. Et il vit Aristide avec quelques autres nomades dont le visiteur de la veille. Ceux-ci se partageaient le travail de tissage du voile protecteur de la roulotte qu’il avait franchi sans le savoir. Il fallait veiller à ce qu’aucune brèche ne se forme dans cette peau salvatrice qui permettait de ne pas se faire repérer du GSD et l’empêchait d’intercepter quelque échange que ce soit. Aristide communiquait facilement avec les nomades. Il se fit l’intermédiaire de Gustave qui se répandit en remerciements. Il abandonnait tout. Il allait devoir s’acculturer. Bientôt, il circulerait librement, sans arrêt et transmettrait à son tour, à d’autres son désir de voir naître une civilisation nomade, libre et parallèle à la société sédentaire et échappant à l’immobilité et au contrôle.

Boum

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