La danse « bécanard » de Yves Thomazo

La danse « bécanard ».

Bastien est épris de liberté et des grands espaces. Il a aimé cultiver son potager, s’occuper du
poulailler attenant, s’appliquer aux carrés de fleurs, mais très vite, il tournait en rond , disait il!
C’ est pourquoi il a changé de plates-bandes. Tant qu’à se courber vers le sol, c’est au coeur des
immenses montagnes qu’il allait le faire désormais. Enfourchant sa bicyclette, toutes les occasions
furent bonnes pour conquérir tout ce que les cimes comptent de routes.
Son vélo, sa bécane, disait-il, devint son complice, comme le furent la grelinette et le râteau, jadis.
Les cale-pieds remplacèrent les sabots, et c’est semelles de vent qu’il serpenta, « en danseuse », un
peu comme en canard, ses premiers lacets. On le surnomma le « bécanard » !
Plutôt que les reliefs plus réguliers des Alpes, mais souvent plus arides et minéraux, Bastien avait
un petit faible pour le massif pyrénéen, plus végétal et mieux arrosé. Plus abrité aussi avec ses
grandes forêts de sapins. Mais au gré des circonstances, l’un et l’autre firent l’affaire. Qu’importe le
flocon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! plaisantait-il. L’ivresse des cimes le combla.
Chevaucher les cols fut une passion, un plaisir des sens. Le rythme compté des montées lui
permettait de découvrir les hameaux plus ou moins assoupis, les chalets fleuris et ceux abandonnés.
L’esprit vagabond de Bastien imaginait des histoires et chantait « que la montagne est belle » ! Les
paysages colorés des pâturages exhalaient les senteurs de la belle saison. Entre la joubarde, les
digitales et la gentiane, se cachaient l’edelweiss, le bleuet des montagnes ou le myosotis. Le
serpolet courrait ici et là côtoyant le lis martagon. Les colonies de papillons et libellules
témoignaient de la bonne santé de la nature. Parfois ces floralies s’interrompaient pour la fenaison
sur ces coteaux périlleux. Bastien ne manquait pas d’échanger son salut avec les paysans de
montagne aux visages burinés et fermés. Parfois une biche, le regard un peu moqueur, venue
s’abreuver au bas d’une cascade chantante, le regardait s’échiner.
Sur la route les orvets, couleuvres ou vipères, se tortillaient en une évasion désespérée. Bastien,
bien sûr leur laissait la liberté. En revanche, moustiques, mouches et autres coléoptères, attirés par
sa transpiration, l’ accompagnaient trop souvent. Alors, Bastien battait des bras comme un pantin
désarticulé.
La musique du vent est souvent l’ennemie du jardinier. Elle l’est toujours du cycliste.
Un jour, Bastien, venant du majestueux site du lac de Payolle achevait l’ascension de la bucolique
Hourcquette d’Ancizan. Il émergeait des zones forestières pour en finir avec les dernières rampes de
ce col. Un violent coup de vent le transporta de l’autre côté de la route et le jeta sur l’herbe verte et
tendre, sous l’oeil compatissant des troupeaux de vaches et de moutons qui avaient fait de la route le
parquet de leurs ballets.
Là haut, Bastien aime partager cette ambiance de fête improvisée sur les sommets où chaque
cycliste prend un peu de temps pour souffler, faire des « pointes » pour s’étirer, puis pique-niquer
parfois et surtout pour partager avec d’autres pratiquants ses impressions de conquête. C’est aussi
souvent le moment des photos où chacun fait le paon près du panneau d’altitude et où la bicyclette
«fait la roue » , en fière et fidèle partenaire. Car, grimper en haut d’un col est à chaque fois comme
une danse de séduction.
Sur une chorégraphie unique, devant l’écran magique des alpages et des somptueux massifs.
Bastien se souvient particulièrement du col de Joux-Plane où, tenaillé par la fringale, les cimes de
neige éternelle se découvrirent à lui comme dans un film ralenti, comme une récompense suprême,
un cadeau incomparable. Le Mont Blanc dansait d’émotion dans ses yeux. Ce spectacle à lui seul
le rassasia pour un moment.
Puis vient l’exercice de la descente. La socquette plus légère, Bastien l’aborde avec prudence, dans
un style chaloupé, comme un slow lent, collé-serré avec sa machine. Les mains accrochées à ses
« cocottes » de freins, les yeux dans les yeux avec la route et ses serpentins. Il y a une part de
mystère et une autre d’incertitude tout au long de cette ronde interminable de tournoiements en
épingles à cheveux : les précipices d’une part, les pic-verts d’autre part. Oui, c’est ainsi que Bastien
désigne ces tessons de verre qui viendraient exploser ses pneus, l’abandonnant au sort d’arabesques
aléatoires. Passent encore les nids de poules, mais au diable les pic-verts !
Chaque sortie a le goût d’une surprise-partie. Ce jour là, Bastien s’était élancé, avec cinq mille
participants à l’assaut d’un festival endiablé de « petites reines ». Au programme, trois cols
mythiques : La Madeleine, la Croix de fer, et l’Alpe d’Huez. Quant on aime, on ne compte pas !
Au départ de Aime, justement, c’était la fête, la promesse d’une farandole géante et mémorable. A
la sortie de Moutiers, une fourche oriente les participants dans un sillon étroit où les mollets
commencent à se tendre : La Madeleine refroidit un peu l’ambiance. On a beau être en Savoie, ce
n’est pas du gâteau ! pensa Bastien. Dès le milieu du col, le silence était total. Même les espagnols,
ces « aigles des montagnes », si bavards et rieurs depuis le départ, ne trouvaient plus leurs mots.
Comme tout le monde, ils cherchaient d’abord leur respiration.
Puis vint le col de la Croix de fer, qui lui, porte si bien son nom. Un chemin de croix, même !, avec
ses stations, sous le soleil de plomb de l’heure méridienne. A Saint Sornain d’Arves, Bastien
apprécia tellement le geste des jardiniers qui l’aspergèrent de leur tuyau d’arrosage, qu’il fit demitour
pour profiter une nouvelle fois de l’aubaine.
Comme tout finit par arriver, le ravitaillement de la Croix de fer fut déjà un premier réconfort. Un
participant qui avait voulu profiter de ce moment pour s’asseoir au pied de la fameuse croix de fer
s’était tout simplement endormi !
Restait à plonger dans un décor féerique vers Bourg d’Oisans, puis à tenter l’expérience du « mur »
de l’Alpe avant de mériter la reconnaissance, et d’accrocher l’Étoile de cet opéra un peu rock
n’roll !
Tout au long de cette forteresse assiégée de vaillants combattants, arc-boutés sur la fourche de leur
monture, Bastien et les rescapés de cette « fugue en sol majeur » n’imaginaient plus que la terrasse
de la ligne d’arrivée. Un sol rocailleux où les danseurs s’écroulent de bonheur et où germent les
souvenirs glorieux. Bastien ne fixait que la dernière banderolle lorsqu’il doublait les ambulances
venues secourir les candidats présomptueux ou mal préparés.
Vingt-cinq ans après, Bastien y pense encore, comme à toutes les chevauchées qui ont suivi et qui
l’ont conduit à sillonner, tel un laboureur ses champs, toutes ces routes si fécondes de beauté, de
plaisir et de rêves. C’est pourquoi il jette souvent un regard attendri sur sa bicyclette de ces
moments là, sa « bécane », complice de souvenirs qui clignotent encore dans son coeur à jamais
émerveillé.
Yves
01 05 2020

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