Espace et confinement par Pascale

ESPACE ET CONFINEMENT

Dom se marre..
Le confinement obligatoire du pays annoncé aujourd’hui lui apporte une méchante satisfaction. Son plaisir est évidemment très solitaire puisqu’elle est également assignée à résidence. Comme d’habitude depuis des années !
La nouvelle fait frétiller les caoutchoucs de son fauteuil qui se rue vers le placard à bouteilles et le bouchon de champagne pète, déchirant le silence ordinaire d’un bruit incongru. Dom roule vers sa terrasse de plein pied, enfin disons plutôt, aménagée pour les personnes à mobilité réduite. Un petit chuintement gazeux accompagne ce pur moment de plénitude : dans la nuit profonde de ce froid mois de mars, elle sourit, le nez en l’air, admirant la voûte étoilée, guettant la compagnie éphémère d’une étoile filante. Elle en a fait le vœu à l’avance, par précaution. Depuis la nouvelle, elle n’a pas eu les habituels trous noirs et, ce soir, n’a pas besoin du réconfort habituel de l’immensité sidérale. L’énergie du cosmos vient pétiller à domicile dans son verre doré. La pâle lumière de la lune qui émerge des nuages se fraye un chemin à travers les branches nues des arbres du jardin. Aucun ronron d’avion ne vient troubler l’apesanteur. Une à une les étoiles s’allument et dessinent des itinéraires galactiques. Ce soir le paysage semble neuf, le temps s’est raccourci.
Et pourtant…
Dom songe que cela fait une éternité qu’elle n’a pas siroté une bière à la terrasse d’un café, qu’elle n’a pas déambulé dans d’historiques ruelles pavées, qu’elle n’a pas dansé sur des planchers cirés. Depuis que la terre s’est dérobée sous ses pieds…
Depuis que le sol est devenu plus lointain que les astres…Depuis que son corps s’est déraciné brutalement…A défaut de s’enraciner dans la glaise, elle a fait le baobab, a lancé chaque soir ses branches vers le ciel, comme si on l’avait replantée à l’envers ! Tous ces mois passés à tourner chaque soir dans cet espace infini : le phare clignote au bout du jardin, les étoiles balisent des chemins célestes inexplorés, la lune puis les planètes s’allument toujours dans le même ordre, mieux qu’à travers un télescope, un voyage dans l’espace-temps. Ce soir elle savoure la lumière de ses bulles, cherche les éclairages des habitations alentour, les rayons bleutés des télévisions. La tête lui tourne : la gravité a reprit possession de son corps à moitié inerte.
Cette fois c’est bien la quarantaine, les autres doivent s’isoler, se confiner, bâtir un univers à domicile, garder des distances.
Les autres ont rejoint son territoire ! Dom rit à gorge déployée avec les étoiles, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des lustres, elle rit à s’en faire mal au ventre, en soubresauts qui font même remuer ses jambes d’ordinaire indifférentes.
Le confinement collectif lui redonne vie, repeuple son univers d’individus à mobilité réduite. Elle est un peu pompette, abandonne la voie lactée pour son intérieur, qui désormais n’est plus un refuge interstellaire où elle s’imaginait à la fois perdue et confinée, mais un espace vital qui paradoxalement lui rend un peu d’humanité.

Luc s’effondre.

La porte s’est refermée sur une minuscule pièce.Il n’a pourtant rien fait, commis aucun crime, jamais volé, ni triché et il était puni, enfermé, claquemuré, une claque et quatre murs, avec sa télévision pour seule compagne. Après l’immense sentiment d’injustice qui avait rongé ses premières défenses, il a successivement renié les dieux et leurs préceptes de récompense au mérite, abandonné le culte républicain, renoncé à la loi et l’idée de justice équitable. Les jeunes voyous vigoureux survivraient et les faibles tomberaient, voilà la morale ! Il a ensuite désavoué les médecins respectés qui gaspillent sa précieuse vie par ignorance crasse, conspué la science qui les laisse démunis face au plus misérable des virus, au plus microscopique des organismes. Cet ennemi misérable, tout juste menaçant par sa létalité, le confinait pour un rhume alors que dans d’autres territoires de terribles agresseurs tuaient à coup sûr mais avaient le bon goût de s’y cantonner. Personne ne le protège !

Même le travail et ses règles organisatrices l’abandonne alors qu’il n’a à aucun moment démérité et toujours assumé avec régularité et rigueur les tâches qui assurent sa pitance, jamais malade, jamais tiré au flanc, jamais rebellé ni syndiqué. La république oublie son vote régulier raisonnable, le respect porté aux institutions, ses impôts payés, sa conduite exemplaire et lui crache à la figure, néglige ses responsabilités. Il est répudié, comme un pestiféré.
Seul sous le plafond bas de son appartement étriqué. Seul derrière une minuscule fenêtre Seul…Il aurait pu au moins affronter avec gravité les faits : faire une liste de lecture, décider de grandes réalisations dans une oisiveté propice à la créativité, adopter un planning serré pour tenter d’apprivoiser le temps ou du moins en envisager une présentation raisonnée. Mais non ! Il se sent vide. Dans sa poche son téléphone reste muet ; il y plonge régulièrement la main pour en palper sa  masse tiède réconfortante. Il pourrait appeler… Il n’a pas envie de parler. Il n’avait plus rien à dire.

Derrière les murs le soleil brillait, narguant les insectes cloîtrés. La nature reprenait vigueur dans cette immensité où tout n’était que blanche lumière. La nature infinie et lui…dans vingt mètres carrés obscurs. Isolé du monde Luc est curieusement à bout de fatigue, tenaillé par l’idée de s’étendre là, aux confins de sa chambre, pour rejoindre l’éternel à défaut d’éternité. Barricadé à l’étroit, il se  sent perdu. Le téléphone étire sa veste tricotée. Il pourrait appeler pour s’extirper du marasme. Mais qui ? Les contacts défilent sous ses doigts, ils ne sont plus rien d’autre que ces ronds lumineux et colorés qui n’évoquent plus personne. Rien de ce que pourraient raconter ces contacts ne l’intéresse. Il ne ressent plus qu’une  immense préoccupation de ce qui se trame à l’intérieur de sa petite personne.

Lui d’ordinaire si discret voit son ego enfler démesurément, emplir l’espace ridicule qui lui est alloué. Tentant une reprise de contrôle, il appuie sur la télécommande et prend en pleine face une  accumulation de faits, de reportages, de témoignages, des bribes encombrantes d’autres  histoires que la sienne. Il décroche. Le débit effréné des informations interdit toute pensée personnelle. C’est exactement ce qu’il  faut à son ego pour dégonfler et s’avachir telle une baudruche privée de son air dans un  fauteuil. Il n’a pas la faculté de s’évader en laissant son esprit cavaler dans les grandes prairies  de l’imagination. Les heures passent, ni bonnes, ni mauvaises, les sens verrouillés sur l’écran.

Son cerveau a été obligé de fermer son clapet et d’absorber éclairs de couleur ou discours frénétiques sans  moufter. Luc est plutôt satisfait, dans un état hypnotique, il n’a plus mal et le temps suit son cours.
Tranquille !

Dom jubile.
Depuis quelques mois elle s’est offert des jambes pour compenser l’implacable immobilité du  bas de son corps…ou plutôt des ailes. Son drone flambant neuf, installé sur le buffet du salon est devenu son meilleur ami. Un ami  léger, souple et fringant, qui survole les kilomètres qu’elle ne pourrait jamais plus parcourir et  revient se poser sur son poing comme le plus fidèle des rapaces. Sa caméra embarquée lui offre sur le paysage un point de vue aérien panoramique qui lui  permet d’embrasser la beauté de la baie, la douceur des eaux claires, la ligne rugueuse et  sombre des rochers, les petits carrés agricoles semés de boules de foin, le fourmillement des tracteurs, les cubes bien rangés des habitations, l’entrelacs des rubans noir d’asphalte. L’oeil perçant de l’engin sait également zoomer pour se plonger de la manière la plus  indiscrète dans l’intimité des jardins aussi bien que derrière les rideaux entrebâillés ou les fenêtres entrouvertes.

En ce bel après-midi épanoui dans un calme inhabituel, son drone s’apprête à quitter sa base de lancement pour partir en orbite visiter l’univers autour de chez elle dans l’espace vert des  dunes ou l’outremer de l’océan. La galaxie voisine lui ouvre les bras et offre son immensité.  Son drone peut toucher la lune sans avoir peur des trous noirs, choisir de s’asseoir sur une  étoile filante invisible ou s’installer dans le chariot de feu des rayons solaires. Dom est la caméra, cette passagère embarquée dans le cockpit d’une fusée, harnachée, sanglée et le compte à rebours commence. La batterie est chargée, elle tient les manettes et se trouve propulsée vers l’aventure. Immatérielle, légère comme une plume, elle touche les étoiles, les planètes, découvre de nouveaux mondes, part vers l’inconnu, le septième ciel.  Elle est la pionnière d’une mission spatiale, fébrile sur les commandes de son drone. Les plages sont désertes, immaculées, les rivières transparentes, un brin de tristesse émane de ces territoires abandonnés par les humains. Un parfum lourd de fin du monde ou plutôt de divorce consommé ou chacun, homme et nature, part vivre de son côté. Perdue dans ses considérations, Dom oublie ses manettes dans un bref instant de déconcentration. Le drone n’a aucun goût pour la liberté et se met à tournoyer. De ses doigts agiles Dom rétablit la stabilité de l’appareil qui, après quelques cercles, reprend son vol moelleux autour des habitations.

Luc sort de sa torpeur, irrité par le bourdonnement frétillant d’un drone qui virevolte devant sa fenêtre. Il se penche vers l’extérieur pour contempler les cercles avec un agacement qu’il ne s’explique pas. Observé dans sa déchéance par la caméra indiscrète, il imagine aux commandes quelque part dans un rayon proche, que quelqu’un des étoiles plein les yeux fait voler cet engin sur de minuscules orbites au-dessous des nuages. Dans ce lointain ciel qui devait représenter une autre galaxie. L’inconnu tutoie les astres avec sa mini-fusée et envisageait sans nul doute de la poser sur la lune. Luc lorgne son intérieur rabougri, déborde d’une rancoeur enfouie et se saisi d’un antique lance-pierre remisé depuis belle lurette, c’est à dire son enfance, au fond d’un tiroir à souvenir. Il bande son arme et d’une chiquenaude brise le rêve : sa pierre télescope le planeur qui tournoie une éternité avant de s’écraser sur les caillasses. Son lance-pierre à la main, Luc contemple le squelette sombre du drone qui se débat encore de quelques soubresauts d’hélices dans l’allée gravillonnée. Mu par un instinct inexpliqué, il bondit, s’enveloppe de son pull à capuche, remplit à la hâte son papier officiel d’autorisation de sortie pour éviter les ennuis et se rue à l’extérieur vers l’appareil échoué. Pas question que quelqu’un ne s’en saisisse avant lui ! Après tout c’est son gibier, il l’a tiré en plein vol, l’usage lui en revient de plein droit ! Quelques minutes plus tard, un verre à la main pour fêter ça, il fixe le drone posé les quatre
fers en l’air sur sa table basse. Il n’a pas les commandes. Sa prise ne lui sert à rien mais lui  procure au moins le plaisir d’avoir privé un privilégié de son luxueux jouet. La justice lui apparaît rétablie et il sirote sa bière avec une satisfaction mesquine. Ce soir il n’est plus seul :  quelque part, quelqu’un est relié à lui par ce drone abandonné sur la table. Luc ferme sa  fenêtre ragaillardi et avec une joie mauvaise se prépare une nuit paisible. Sur sa terrasse, à cinq cents mètre de là, Dom suit à travers les yeux exorbités de sa caméra, les cascades de son drone qui, après un choc inexpliqué, a perdu les pédales et se rapproche dangereusement du sol caillouteux. Puis c’est le trou noir ! Quelqu’un a éteint la lumière du soleil. Dès le crépuscule elle se calfeutre, son téléphone chauffe bien serré dans sa main.

Le jour d’après, Luc reprend ses habitudes dès le matin : réveil, lever café, petit déjeuner, radio, tartines beurrées, douche…avant de réaliser qu’il entame un nouveau jour de confinement. Il s’avachit alors face au drone silencieux. Ce n’est pas l’heure de la bière, il appuie sur la télécommande du téléviseur et l’écran affiche un dessin animé. A cet instant, dans une fulgurance douloureuse, il réalise qu’il ne peut pas vivre seul, s’interroge sur cette absence de compagne alors qu’il ne se trouve ni laid, ni sot…Submergé par cet isolement forcé, il regrette pour la premier son travail, cette activité creuse et routinière qui anime
d’ordinaire ses journées, mobilise son énergie, éveille son attention, occupe son temps sans qu’il ait à y songer. Le drone moribond le fixe de sa carcasse alanguie. Il l’installe près de lui et se laisse consoler par sa présence. Malgré son oeil aveugle et sa technologie en carafe, l’appareil lui parle. Une invitation au voyage ! Un oiseau mécanique qui survole les territoires, s’affranchit des enclos, s’évade de toutes les prisons, circule au-delà des murs, explore l’inconnu. Juste quelques allées et venues en toute liberté.
Libre d’oublier tout ce temps disponible. Le drone glisse et révèle, comme un brave toutou égaré, une plaque sur son flanc avec nom et adresse d’un propriétaire. Il reste encore quelques naïfs dans ce monde qui espèrent le retour de leur coûteux drone à la
maison. Luc n’a aucune envie d’être gentil, généreux ou compatissant. Même inutile, il préfère conserver le drone, voire lui arracher une à une les pattes et les hélices par pure malveillance jubilatoire. Galvanisé par cet accès venimeux, avec audace il gribouille un formulaire de sortie par un réflexe étrange de conformisme, puis saute dans sa camionnette, le drone sous le bras en
direction de l’adresse indiquée. Sa vie a repris les plus riantes couleurs de la mesquinerie, il est bien décidé à s’amuser.
Pas question de rester embourbé en pleine déprime ! Ce petit voyage lui ferait le plus grand bien. Ragaillardi d’une perversité salvatrice, il appuie sur le champignon pressé d’en découdre. Le  vent de l’aventure décoiffe ses cheveux et l’extase des grands départs lui fouette le sang.

Son véhicule survole les routes désertées jusqu’à la coquette demeure tranquille d’une certaine Dom. Il se gare frétillant derrière une haie, laisse le drone dans la voiture pour le moment. En catimini il fait glisser la baie vitrée de la cuisine pimpante, rien n’est verrouillé, il se glisse à l’intérieur. La porte sur l’avant est ouverte et occupée par une silhouette assise sur un  fauteuil, une privilégiée qui confine avec terrasse et jardin. La table du petit déjeuner est encore dressée, il grignote sans faim. Le rideau se soulève doucement avec la légère brise matinale.

Le jour d’après, Dom sort vaseuse de son lit, sa journée d’hier a été gâchée par la perte de son drone et cette journée prend d’emblée la couleur du gris malgré le magnifique soleil à  l’extérieur. Gris comme les pierres sur lesquelles avait chuté l’engin, gris comme les murs de sa maison  qui se resserrent sur elle, gris comme ce couvercle qui assourdit son quotidien, terne comme
le jour sans voyage en drone dans le ciel immense, triste sans l’éclat de la lumière sur la mer scintillante.
Gris comme cette couleur intermédiaire entre le noir de son enfermement et le blanc de l’espoir que quelqu’un ramène l’appareil. Cinquante nuances d’un gris à pleurer ! Le temps s’annonce monotone. Dom se sent vieille et usée, n’ose pas espérer. Elle roule vers la terrasse, le café de son petit déjeuner à la main. Scrute le ciel, imagine que, tel un animal de compagnie égaré, son drone va réapparaître par magie, fatigué de sa nuit de fugue. Lasse d’attendre, fatigué de n’avoir rien fait, elle revient désœuvrée dans sa cuisine.
Tout paraît calme, une petite brise traverse la maison, un courant d’air doux et vaporeux. Incongru puisqu’elle n’a pas ouvert de fenêtre. Sur la table de la cuisine un oiseau picore les miettes et roucoule. Tout paraît calme, une petite brise traverse la maison, un courant d’air doux et vaporeux. Incongru puisqu’elle n’a pas ouvert de fenêtre. Sur la table de la cuisine un oiseau picore les
miettes et roucoule. Dom bloque ses roues. Un chant mélodieux emplit la cuisine : ni un sifflement, ni un cri, mais une sourde
roucoulade, un murmure ronronnant, une mélodie langoureuse susurrée avec douceur. L’oiseau reste posé entre les tartines et la confiture, tourne prestement sa tête, s’étire le cou, balaye la pièce de ses yeux ronds, la gorge gonflée de notes mélancoliques et vibrantes, s’ébouriffe sans cesser sa musique.
Stupéfaite Dom se demande comment l’oiseau a pu entrer. Seul l’accès à la terrasse est ouvert, elle aurait forcément vu passer un oiseau assez effronté pour la survoler. C’est alors qu’elle remarque la porte coulissante de la cuisine largement entrebâillée.
Elle serre ses mains sur les roues de son fauteuil, tétanisée par l’intrusion. L’oiseau poursuit son petit déjeuner en fanfare. Tous les sens en éveil, elle examine son environnement : rien n’est comme d’habitude, elle le ressent avec la plus viscérale certitude. Elle s’est cognée à une chaise déplacée, le rideau est mal tiré, son fauteuil ne passe plus entre la poubelle et la table. Sa routine millimétrée est soudain mise en défaut dans chaque pièce. Son attention, détournée un moment par l’oiseau, revient à l’essentiel, aux gestes habituels de survie, de déplacements précis, d’ordre militaire des objets. Tout indique qu’elle a reçu une visite inopinée. Elle frissonne en voyant une serviette au sol. Une odeur animale, qui ne lui appartient pas, flotte à peine perceptible dans la maison. Elle rectifie au passage un bibelot déplacé, remarque un crayon roulé hors de portée sous un meuble. Aucun quelqu’un est entré pendant qu’elle traînait sur la terrasse. Rien n’est verrouillé, au cas où elle chute pour les sauveteurs
éventuels. L’oiseau a filé. Désormais une peur diffuse plane dans son intérieur. Après une inspection méticuleuse mais vaine des pièces, elle referme les portes et attends, guette les bruits, les frôlements, s’agite, surveille, entends des murmures, des crissements de pas feutrés, devine des lumières, s’inquiète, saisi un couteau, la roucoulade de l’oiseau résonne dans sa tête en
boucle, à moins que ce soit son coeur qui bourdonne dans ses oreilles. Puis le plaisir vient…Plus question de céder au quotidien, de se barricader derrière la barrière de l’habitude, un fantôme est entré chez elle. Il était autour d’elle, dans un espace parallèle, une autre dimension. Dans les crissements légers, les froissements d’étoffe, la petite musique feutrée du corps, elle palpe sa présence. Ne le cherche plus.
Ils cohabitent. Elle écoute, il observe. Un ballet discret, un tango à distance. Le fauteuil roule, virevolte, s’arrête, recule, accélère, tangue, oscille. Dom n’en revient pas elle-même des facultés de son compagnon roulant. D’ordinaire cantonné à de vulgaires allées et venues de jambes de substitution, aujourd’hui il révèle une grâce et une souplesse inconnues. Dom est heureuse. Son invité fantôme apporte de la légèreté dans sa détention perpétuelle. Chaque acte du quotidien s’enveloppe d’une frivolité inhabituelle.La journée de Dom défile en un éclair. Elle existe. L’intrusion occupe son espace jusqu’au soir. La journée passe si vite, toutes ses habitudes sont bousculées et aujourd’hui sa maison recèle autant de merveilles que les bouts du monde explorés par son drone. Elle se sent perdue, seule entre ses murs mais comblée.

Luc en a bien profité également : il s’est encanaillé, a subtilisé quelques objets de valeur, s’est amusé de froisser les draps d’une autre, a bousculé des décors figés, a mangé dans d’autres assiettes. Comme un animal, il marque son passage, conquiert un autre territoire. Il reviendra.
Filant en pleine nuit la camionnette ressemble à un minuscule vaisseau perdu dans l’immensité du cosmos. Désormais le soir s’abat brusquement sur les hameaux au nom d’économies énergétiques et seules quelques étoiles ponctuent le ciel. Quelques étoiles et les feux arrière rouges de la camionnette !
Postée à sa fenêtre Dom se dit que ces points fuyants sont la trace de son visiteur, cet homme au sillage aérien qui a déambulé incognito dans son intimité une partie de la journée. Partagée entre l’anxiété qui l’a fait palpiter frénétiquement depuis le matin et le vague regret de se retrouver à nouveau seule, elle suit le tracé lumineux du véhicule qui donne matérialité à cette présence pressentie au fil des heures. C’est lui, elle le sait ! Cette liberté de s’enfuir en un instant dans les épais rideaux de la nuit, sans nécessité, sans intendance, sans fauteuil à charger, sans le poids de son corps embarrassant. S’envoler, les pieds légers…laisser au sol comme la vieille peau d’une mue, son enveloppe charnelle pesante et ses maudites roues, suivre ses rêves dans l’apesanteur hypnotique de l’espace céleste, retrouver la grâce animée de sa silhouette d’avant, menue et leste ainsi que la futilité dérisoire de l’existence. Sentir le vide sous ses pieds, sans ce carcan métallique qui les empêtre pour toujours, partir à l’assaut des astres sans limites, s’enfoncer dans l’immensité pour, enfin, s’extirper de cet emprisonnement, échapper à cette incarcération pour perpette.
L’éclairage de la camionnette vacille au loin, puis amorce un demi-tour. Ses deux yeux blancs lumineux fixent à nouveau Dom qui frissonne d’un espoir irraisonné. Il revient…La clé est sur la porte. Ses roues se font soudain plus moelleuses et réactives. Les étoiles se rapprochent rendant la nuit moins obscure. Ils avaient encore des choses à partager. Les murs de la prison s’affadissent et reculent. Les phares accélèrent, mus d’une irrépressible précipitation, décrivent des serpentins aux courbes serrées, de plus en plus étriquées. Puis la camionnette quitte le sol, s’élance dans les airs tous feux clignotant, tutoie un instant la cime sombre des arbres avant de s’écraser, misérable petite cage métallique sur le sol, les quatre roues s’agitant d’ultimes soubresauts saccadés.
Des flammes jaillissent du moteur, trop tard pour propulser le vaisseau retourné vers une quelconque orbite. Dom soupire, le coeur racorni, ceint de cette ridicule tristesse. Son enclos s’est refermé et ses roues se grippent. Le plaisir est parti en fumée !
Le drone déposé discrètement sur son lit lui fait en vain de l’œil.

Pascale

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