A dormir debout !
A ce moment, les prémices de l’aube naissante annonçaient à la nature ses premières lueurs pastel.
Lorsqu’il entra dans la cuisine, Ludovic ressentit une fraîcheur inhabituelle. Il appuya sur l’interrupteur pour éclairer la pièce. Sous l’abat-jour en Vichy rouge et crème, la lumière pâle de l’ampoule l’éblouit néanmoins. Il scruta les chiffres électroniques verts qui indiquent l’heure sur l’horloge digitale du four. Il ne s’était pas trompé. Il était bien six heure trente. L‘heure du lever.
Il retourna se recouvrir de sa robe de chambre grise, lugubre certes, mais tellement chaude.
Le calendrier lui indiqua que nous commencions cette période redoutée des « Saints de glace »
– C’est donc cela ! se dit-il, pas franchement rassuré pour autant , avant de s’apercevoir que la fenêtre était restée grande ouverte, la nuit durant.
Quel étourdi, suis-je donc, pensa-t-il en refermant d’un geste vif la poignée blanche en aluminium encore plus froide qu’habituellement. En dépit de cette petite contrariété, il devina qu’une belle journée s’annonçait. L’horizon déclinait ses lignes cadmium : rougeoyante, orange et jaune. La campagne environnante, encore enveloppée d’un voile gris semblait profiter de ses ultimes instants de sommeil dans la nuit encore opaque. Ludovic attarda son regard et jeta un œil plus appuyé à travers les transparences de la fenêtre.
Les branches des pommiers exhibaient leurs fleurs dont les pétales dégradées de violet de cobalt, de magenta, de rose, et de blanc donnaient à Ludovic des projets d’aquarelle.
Ce spectacle lui ouvrit le goût. Dans la cuisine, la partition bouillonnante de la cafetière en finissait avec ses dernières vocalises de l’aube.
Dehors, les oiseaux de toutes sortes s’affairaient à leurs bruyantes besognes nourricières. Les pigeons roucoulaient leur refrain dans les sapins voisins. Sur la pelouse, Ludovic devinait les suites inachevées des mésanges et des rouge gorges, mélangées des arpèges des merles et des gammes « en sol mineur » des étourneaux. Comme sur une scène de guinguette improvisée par une fanfare en goguette. Ou comme une chorale déboussolée. Ou comme, peut être, un orchestre désaccordé ! Ce n’était ni symphonique, ni mélodieux, mais tellement envoûtant de sonorités. Un concert musical singulier, de nature à rassasier l’appétit.
Au moment de débarrasser la table, Ludovic arrêta son regard interloqué sur un crayon à coque argentée, rejetant les lumières en multiples rayons éclatants.
Mais qu’est-ce ? Qui ? Depuis quand ? Comment ? Pourquoi ?….
Ludovic se rassit, prit le stylo plume entre ses mains. Il fonctionnait. Mais rien, ni personne pour lui expliquer quoi que ce soit du mystère.
Ludovic avait l’habitude de ranger ses affaires, il n’aimait pas le désordre, disait-il. Enfin,… plus précisément, son sens de l’ordre était très personnel. Pour être franc, il devait avouer que de façon répétitive , il perdait avec une facilité déconcertante, ses clés, son téléphone, ses lunettes, sa montre… Euh non ! Plus sa montre, depuis qu’il a décidé de ne plus en racheter. C’est pourquoi il est toujours rigoureusement en retard. Alors, perdre ses affaires, il le reconnaissait, relevait de la manie, et les rechercher était une seconde nature, une accoutumance familière.
Mais trouver sur sa table un objet ne lui appartenant pas, voilà qui venait bousculer les usages les plus profondément ancrés dans sa vie, et même….oui, même !, ébranler ses convictions établies de longue date sur l’inexistence de Dieu. Et, sur la tête de ses êtres les plus chers, Ludovic jurerait à qui veut l’entendre, qu’il n’est pas le propriétaire de ce stylo-plume en argent.
En reconstituant son emploi du temps, Ludovic pouvait certifier que ce crayon n’était pas à cet endroit la veille au soir. Chaque soir, avant d’aller se coucher il fait place nette sur la table et dispose le couvert pour son petit déjeuner. Un train-train paysan, bien installé.
Alors ? … Le crayon ?…
En plus, aucun de ses crayons n’est autorisé à quitter son bureau, ni de jour et encore moins de nuit. Plus qu’une coutume, c’est une règle : chaque chose à sa place !
Sinon, il pourrait les perdre ses crayons, Ludovic.
Le reste, passe encore, c’est secondaire. Mais là, sans crayon… il partirait à coup sûr pour son dernier voyage , le pauvre homme.
Car il faut voir comme il court le monde, avec ses crayons, Ludovic. Écrire est sa passion. Il ne craint ni le temps, ni les distances. Il y va, il y retourne, sans jamais en être revenu. Son sac est toujours prêt à repartir . Ses carnets, ses notes et ses crayons : le voilà son sac de voyage. Sans agence, ni avion, ni voiture, ni mer, ni « rail ». Des crayons uniquement ! Doit il insister, encore ?
Ni passagers, sauf ceux qu’il croise sur son itinéraire intérieur, ceux qu’il imagine, près de chez lui ou dans les contrées les plus reculées de la planète.
Attention ! Ses voyages ne sont pas artificiels, de ces trips, de ces « défonces » qui portent si bien , mais si cruellement leur nom. Ludovic écrit parce que c’est son carburant, ses voyages ordinaires, sa vie renouvelée, redécouverte, quotidiennement. Sa liberté conquise. Écrire, c’est avoir plein de vies, répète-t-il à ceux qui s’inquiètent pour sa santé. Bilan « carbone » : zéro pollution ! Et le réservoir est toujours plein. Des idées, en veux tu ? : en voilà !
C’est comme l’affaire de ce stylo : il va bien falloir qu’il la solutionne cette énigme et qu’il lui écrive son histoire , à ce passager clandestin de la cuisine !
Cette incompréhensible situation le hanta toute la journée. Ludovic, n’était pas un couche-tard ! Pourtant, ce soir là, trouver le sommeil à ce moment où le silence de la nuit vient, habituellement, à l’ombre de ses rêves naissants, clore ses paupières, ne lui était pas possible.
La nuit porte-t-elle conseil ? Ludovic choisit plutôt de guetter l’intrus. Ange ou démon ? Il lui fallait trancher la question. Le stylo était resté sur la table, comme s’il n’avait pas bougé. Toutes lampes éteintes, Ludovic s’enveloppa d’une couverture et se tint debout, dans un coin de la pièce, comme un fantôme invisible et immobile. Il tiendrait le siège jusqu’à ce que le mystère révèle son obscure vérité.
– Du crépuscule jusque l’aube, je guetterai …décida-t-il.
Pourtant Ludovic dormait par terre, abattu par le sommeil, lorsqu’un grand bruit le réveilla au beau milieu de la nuit d’encre. Se demandant pourquoi il était là, et reprenant ses esprits, il s’écria :
-Au voleur, au voleur !
Paralysé par la scène et par l’absence de réponse, il réussit à allumer la lampe sous l’abat-jour Vichy. Lorsqu’il retrouva, enfin, la lampe-torche qu’il avait égarée, et armé d’un balai dans l’autre main, il entreprit d’éclairer les ténèbres aux alentours de sa bâtisse,
Rien .
-Comment rien ? Je n’ai pas rêvé.
Un indice vint le rassurer. Au pied de la fenêtre, sur la pelouse parsemée de perles de brume, gisait un pigeon. Un filet de sang achevait de s’écouler doucement de son bec.
Regagnant penaudement la cuisine, Ludovic vérifia que, comme il le craignait, le stylo était encore à la place où il l’avait laissé. Il lui restait à « tirer sur le fil », pour résoudre l’énigme et clore l’enquête.
Il se rappela avoir constaté que la fenêtre était restée ouverte la nuit précédente. Probablement attiré par les chiffres lumineux verts du four, le volatile s’était facilement introduit dans la cuisine. Puis il en était reparti, impressionné sans doute par cet endroit qu’il ne soupçonnait pas, abandonnant sur la table le précieux et brillant objet qu’il transportait en son bec.
Mais cette nuit-ci, voulant probablement récupérer « son bien » le pigeon s’est, en revanche vautré contre la fenêtre de verre qui donne juste en face du four et ses chiffres lumineux. D’où ce fracas.
L’expert avait bouclé son enquête. Il était rassuré.
Mais le lendemain en rédigeant son rapport, avec son stylo neuf, sur son carnet de nouvelles, Ludovic était abattu de tristesse. Il avait déjà tellement lu et écrit, en hommage à ces oiseaux intelligents ! En voir un mourir sous sa fenêtre, l’accablait.
Ces étonnants messagers, doués de la science de la communication, ces précieux transmetteurs clandestins des nouvelles et correspondances de guerre, de codes secrets et de signaux volaient haut, près de lui, dans son cœur d’écrivain.
N’avaient-ils pas en commun, Ludovic et eux, de voyager en autonomie et en liberté ?
Yves, avril 2020