Stupeur et tremblements
Depuis le 28 juin 2020, partout dans l’hexagone, fleurissent des dessins étranges, dépourvus de
slogan. On les découvre au détour d’un mur, d’une grange, sur les ponts, le long des routes ou sur
des banderoles déployées sur les ronds-points. D’abord apparus en Bretagne, ils ressemblent à une
ligne formant une colline ou un petit volcan. Depuis trois jours, ce simple trait a déjà suscité des tas
d’interprétations, plus ou moins farfelues. Pour certains, il s’agirait d’un groupe d’écologistes
luttant contre les montagnes de détritus, d’autres y voient la pâte d’une association contre l’érosion
des glaciers, de fans des montagnes de Paul Cézanne, d’une société secrète se consacrant à la cité
ensevelie de Pompéi ou d’un collectif contre l’illettrisme. D’autres encore y devinent une publicité
cachée pour une eau minérale issue des volcans, pour le parc d’attraction Vulcania, pour les monts
d’Arrée, ou même pour une nouvelle application, sur smartphone, capable de pratiquer un
encéphalogramme. D’autres enfin y voient la courbe de la croissance économique post – covid 19.
Quoi qu’il en soit, le dessin fait couler beaucoup d’encre et agite les réseaux sociaux.
Apprenti – journaliste, j’ai fait ma petite enquête. Ces trois derniers jours, j’ai sillonné les routes
avec obstination. Ma persévérance a fini par payer, j’ai croisé l’un des graffeurs au bord d’un
chemin, près de Bénodet. Je me suis garé à la hâte et l’ai poursuivi en courant, alors qu’il s’enfuyait.
Je l’ai coursé, jusqu’à perdre haleine, puis retenu par la manche. Essoufflé, je lui ai proposé de
l’aider à répandre les dessins en Bretagne, admiratif de ce signe qui faisait les choux gras des
journaux. J’avais hâte de rejoindre la cause du siècle. Il a abandonné toute méfiance et s’est montré
tout heureux de me confier de quoi il retournait. Il m’a donné l’adresse confidentielle du groupe sur
les réseaux sociaux. C’est là que le bât blesse : convaincu, j’ai rejoint le mouvement, à mon tour.
J’ai suivi les instructions du groupe. J’ai commencé à vivre dans le sous-sol de ma maisonnette,
équipé d’un kit d’urgence, d’argent liquide, de rations de survie, d’un grand sac à dos. J’ai fait
l’acquisition d’un casque et d’une tenue de camouflage, de matériel d’éclairage… J’ai commencé,
tant bien que mal, à cultiver un potager dans mon modeste jardin.
Alors que je dessinais le signe sur un mur près de chez moi, j’ai été arrêté par la police, tout aussi
déterminée que moi à obtenir le fin mot de l’histoire. Une enquêtrice, assistée d’un officier, m’ont
interrogé pendant des heures et m’ont promis de me relâcher si je leur disais la vérité. La salle
d’audition était minuscule, et je ne pouvais détacher les yeux de la petite caméra fixée dans un coin
du plafond. La touffeur était insupportable. Mon coeur palpitait, mes mains étaient moites. Face au
flot ininterrompu de questions, je me suis finalement résolu à parler : les symboles en forme de
volcans étaient dessinés par des survivalistes, spécialistes de collapsologie, qui craignaient les
tremblements de terre, entre autres cataclysmes. Ils étaient certains qu’on allait droit dans le mur et
se préparaient à l’effondrement de la civilisation industrielle. Plus d’électricité, d’éclairage,
d’internet, de distributeurs automatiques de billets, etc.
Samedi 27 juin, peu avant 13 h, un séisme de magnitude 4,6 avait eu lieu au large des côtes du
Finistère, cela a ravivé leurs craintes et c’est à ce moment là qu’ils ont motivé le groupe sur internet
et commencé à utiliser le signe. Ils s’apprêtaient à le revendiquer, de toute façon, avant que la police
ne m’attrape.
Les enquêteurs, satisfaits d’avoir résolu le mystère, ont tenté de me rassurer. Il ne fallait pas tomber
dans la paranoïa. L’effondrement n’était pas pour demain, j’avais vu trop de films catastrophe et
abusé des séries, je pouvais dormir sur mes deux oreilles. Leurs arguments m’ont tranquillisé et j’ai
retrouvé le sourire.
En sortant du commissariat, j’ai senti la terre qui commençait à trembler…
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Isabelle, le 2 juillet 2020